Bulletin n° 24 – Éditorial

Forêts, aliments prélevés dans la nature et communs

Illustration: Iwasaki Kan’en, Herbario, 1830

Environ 75 % de la population pauvre mondiale habite dans les zones rurales des pays en développement. Il s’agit en majorité de femmes et d’hommes pratiquant l’agriculture de subsistance, la pêche artisanale et/ou l’élevage nomade, mais bon nombre d’entre eux sont aussi sans terre et travaillent en tant que main d’œuvre saisonnière sur les exploitations agricoles, les plantations ainsi que dans les secteurs de la pêche ou de l’industrie. Ce sont souvent les femmes qui assurent les besoins alimentaires de cette population, principalement grâce à la production locale d’aliments, la cueillette, la chasse et la pêche pratiquées en divers endroits : petites exploitations, terres communes de pâturage, bois, forêts, cours d’eau, rivières ou lacs. Toute restriction dans l’accès à ces écosystèmes ou toute diminution dans les quantités d’aliments récoltés provoque la faim et un état de malnutrition aiguë.

Les forêts, les champs, les collines, les montagnes et leurs versants, les zones humides et les étendues d’eau (y compris les cours d’eau, les rivières, les étangs, les lacs ainsi que les mers) sont, pour les populations rurales du monde entier, des parties intégrantes de leurs modes de vie, de leurs cultures et de leurs économies. Réceptacles essentiels de la biodiversité, ils assurent, tout bonnement, le maintien de la vie. La nourriture, l’eau, les fibres, le combustible, les plantes et racines médicinales ainsi que tous les autres éléments qu’ils apportent représentent pour ces populations rurales les seuls filets de sécurité sur lesquels compter pendant les périodes difficiles. Mais, même en temps de prospérité et même parmi les populations rurales qui ne sont pas démunies, les aliments sauvages, issus de la cueillette, de la chasse ou de la pêche, constituent une part non négligeable des régimes alimentaires locaux et traditionnels, tandis que les produits forestiers non ligneux (PFNL) et les ressources marines sont des sources appréciables de complément de revenus.

Bon nombre de peuples et populations, en particulier les peuples autochtones, vénèrent des forêts sacrées ou réservées à la pratique spirituelle qui abritent également les sources des rivières et des cours d’eau locaux. Par conséquent, la protection de la forêt prend aussi le sens de protection des sources d’eau. Qui plus est, les forêts sont des lieux d’éducation et de connaissance importants au niveau local : en y accompagnant les anciens, les enfants apprennent à reconnaître la valeur des plantes et des animaux, à identifier ce qui est toxique et ce qui possède des vertus médicinales. Dans la culture itinérante sur brûlis, la délimitation entre forêts et terres agricoles est très souvent floue : les parcelles qui ne sont pas plantées deviennent des forêts, tandis que les vergers ou jardins potagers sont fréquemment plantés en forêt pour garantir des conditions de culture hospitalières. De même, les populations vivant sur les côtes ou en milieu marin vénèrent la mer en tant que source de toute vie et ont développé des règles socio-économiques afin de protéger les écosystèmes vulnérables. Là encore, les enfants apprennent la valeur des différents types de poissons et de ressources marines ; ils apprennent également à les récolter selon des pratiques respectueuses garantissant leur pérennité. Les cosmovisions des peuples autochtones du monde entier respectent la nature car celle-ci est considérée comme un parent qui enfante la vie et en prend soin. Ces cosmovisions enseignent aux peuples et aux communautés à vivre en harmonie avec la nature.

Or, ces pratiques et les écosystèmes qui les façonnent se trouvent de plus en plus menacés face à la demande accrue de la part d’investisseurs, de grandes entreprises ou de spéculateurs pour les terres agricoles, les forêts et les sources d’eau. Ils sont également exposés au risque qu’engendrent les dérèglements liés au changement climatique, touchant les conditions météorologiques et les régimes des pluies. La conversion de paysages naturels riches en diversité en espaces réservés à l’agriculture et l’aquaculture industrielles ainsi que les établissements humains énergivores détruisent les fonctions essentielles remplies par les écosystèmes, telles que la réalimentation des aquifères, le maintien des éléments nutritifs du sol, le piégeage du carbone ou l’équilibre des cycles naturels, tout en accélérant le changement climatique. De plus, ils aggravent l’inégalité dans l’accès aux ressources naturelles et foncières parmi les populations et entre hommes et femmes. Les populations locales se retrouvent concentrées sur des parcelles moins fertiles et de plus en plus petites, les contraignant à miser sur une base réduite de ressources en alimentation et en revenu. Les ressources en eau douce sont accaparées par l’industrie et par les nantis, ce qui entraîne et intensifie la pénurie hydrique et génère des conflits entre les populations locales concernant l’eau, les produits forestiers et les communs. En la matière, les droits des peuples autochtones de contrôler, utiliser, gérer et préserver leurs territoires ancestraux sont les plus touchés.

La protection et la régénération des milieux naturels riches en diversité, ainsi que des modes de vie et de consommation développés en harmonie avec ces milieux, constituent des enjeux primordiaux, au cœur de la souveraineté alimentaire. En outre, elles proposent une forme de résistance directe face à la marchandisation et à la financiarisation de la nature, et contre les marchés capitalistes.

Shalmali Guttal, Focus on the Global South