Nous, les gens ordinaires
Aujourd’hui et plus que jamais il est clair que les villages et les communautés sont encore bien présents et que les systèmes « dominants » veulent désespérément les contrôler. Ces gens ordinaires conservent leurs semences indigènes et, au sens le plus étendu, les cultivent pour leur propre communauté et, dans une large mesure, pour le monde entier. Ces gens résistent et revendiquent toujours plus un autogouvernement défenseur de leurs terres ancestrales. Ces communautés ont de tout temps mis leur vie au service de la planète en conservant un respect et un équilibre entre les plantes, les animaux et les sources d’eau, entre les « êtres naturels et spirituels », ainsi qu’en entretenant une mémoire et une présence de notre milieu de subsistance, de nos vivants comme de nos morts.
Combien nous sommes et ce que nous faisons
Un récent rapport de GRAIN [GRAIN, Affamés de terres: Les petits producteurs nourrissent le monde avec moins d’un quart de l’ensemble des terres agricoles, 2014] offre une révision approfondie des données de la structure agraire et de la production alimentaire à l’échelle internationale. Il en ressort six conclusions principales.
La première est que les paysans sont toujours ceux qui, grâce à leurs petites exploitations, produisent une grande partie de l’approvisionnement alimentaire mondial, principalement pour nourrir leur propre famille, leur communauté et les marchés locaux.
La seconde est que la majorité des exploitations du monde sont petites et continuent de rétrécir, suite à la myriade d’expulsions qui sévit. Si nous n’inversons pas cette tendance en résistant de manière à obtenir une réforme agraire intégrale, ces expulsions deviendront, et nous pouvons d’ores et déjà nous en rendre compte, encore plus brutales.
Toutes ces exploitations sont concentrées dans moins d’un quart de l’ensemble des terres agricoles. Et ce pourcentage ne cesse de diminuer. Voilà la troisième conclusion.
La quatrième certitude est qu’alors que les exploitations, les paysans et paysannes de toutes parts disparaissent, les grandes installations industrielles agricoles quant à elles s’agrandissent. Ces 50 dernières années, quelques 140 millions d’hectares (soit bien plus que la terre agricole chinoise) ont été monopolisés pour planter du soja, du palmier à huile, du colza, de la canne à sucre et du maïs, et ce, principalement à cause de la monoculture industrielle.
La cinquième conclusion affirme que techniquement, selon des données extraites de sondages nationaux provenant du monde entier, les petites exploitations sont plus productives que les énormes installations agricoles, malgré le fait que ces dernières disposent d’un pouvoir considérable et du recours à des grandes industries.
La sixième et dernière conclusion est que la majeure partie du monde paysan est constitué de femmes. Et malgré leurs contributions, elles sont sans cesse exclues, sans même avoir été considérées par les statistiques officielles. Ainsi, dès lors qu’il est question de contrôle des terres, elles subissent les discriminations.
Qui nous attaque
Nous devons reconnaitre qu’aujourd’hui, la vie rurale et la persistance et l’intégrité des communautés paysannes sont confrontées directement aux systèmes avides de relations, de richesses, de personnes, de biens communs et d’activités potentiellement lucratives et, au moyen des lois, de dispositions, de politiques, d’expansionnisme, de programmes, de projets et enfin d’argent. Tout ceci est rendu possible grâce à l’agro-industrie qui veut, avec des méthodes continuellement plus sophistiquées, produire (pas seulement des aliments) sur de vastes étendues de terre afin de récolter des grands volumes et en sortir avec de gros profits.
Sa logique industrielle engendre une violence terrible à l’encontre de la nature même des processus et des cycles vitaux de par son intégration verticale. Il s’agit là d’une course folle à l’ajout de valeur économique aux aliments en utilisant de plus en plus de procédés, depuis l’accaparement des terres en passant par les semences certifiées, les sols, leurs fertilisation et leur désinfection grandement chimique, le matériel d’exploitation, le transport, le nettoyage, le traitement, le conditionnement, le compactage, l’entreposage et de nouveau le transport pour enfin arriver aux marchés, supermarchés et enfin aux salles à manger.
Comme nous le savons déjà, cette série de procédés renforce le réchauffement qui lui-même accentue la crise climatique (presque 50% des gaz à effet de serre proviennent de ces mêmes procédés). De plus, ce système transnational et global subjugue d’une manière ou d’une autre les personnes qui y sont piégées. Nous parlons d’un système qui ne résout pas les problèmes alimentaires des communautés ou des villages mais qui pourtant utilise ces derniers pour effectuer les tâches les plus ignobles et les plus nuisibles de toute la chaîne et qui, en même temps, les enrôle dans un système agricole industriel qui dérobe le futur de leur labeur et réduit au semi-esclavage ce qui avant était créatif, digne et très consciencieux. Voilà pourquoi produire nos propres aliments indépendamment de ce système alimentaire mondial est devenu aussi politique et subversif.
Accaparement, mémoire et résistance
La relation directe entre la perte des terres et l’avancée de la suractivité minière, du pétrole, du gaz et de la monoculture est indéniable. Comme nous l’avons exposé dans cet éditorial, nous devons reconnaitre qu’il reste encore beaucoup à investiguer pour découvrir la réelle progression de l’extractivisme et de la fragmentation, du démantèlement et de la perte des territoires des paysans et des indigènes. Cependant, quelques preuves sont déjà là : au Mexique, 26% du territoire national appartient aux industries minières et en Colombie, 40% du territoire est lui aussi exploité. De plus, dans ce pays, « 80% des violations des droits de l’homme de ces dix dernières années ont eu lieu dans des régions minières et énergétiques et 87% des personnes déplacées proviennent de ces mêmes régions ». Au Pérou, 40% du territoire est déjà détenu par les industries minières. Ainsi, en parcourant chaque pays, ce qu’il faudrait commencer à faire de manière systématique, nous y découvririons des situations similaires, comme en République Démocratique du Congo ou le pire n’est pas mesuré en pourcentage de terres détenues mais en nombre de morts dus aux conflits miniers, principalement autour des diamants, du coltan et de l’or : plus de 7 millions de personnes ont été assassinées en moins de 15 ans.
Les conflits liés à l’eau sont eux aussi récurrents. En outre, selon un autre rapport de GRAIN [GRAIN, Ruée vers l’or bleu en Afrique : Derrière chaque accaparement de terres, un accaparement de l’eau, 2012.]: « En Afrique par exemple, une personne sur trois souffre de manque d’eau et le changement climatique ne fait qu’aggraver les choses. Le développement en Afrique de système de gestion des eaux indigène, hautement sophistiqué, pourrait aider à résoudre la crise, mais ce sont justement ces systèmes qui sont détruits par les accaparements de terres à grande échelle, sous prétexte que l’eau est abondante en Afrique, qu’elle est sous-utilisée et ainsi prête à servir pour l’agriculture d’exportation », et ce cas n’est bien évidemment pas isolé.
Bien au-delà des causes, qui vont des monocultures du système agroalimentaire industriel à l’extractivisme plus poussé et polluant de l’industrie minière, en passant par les centrales éoliennes, les puits de pétrole, les réserves de la biosphère et les projets REDD, le tourisme de masse et les développement immobiliers, les autoroutes, les barrages hydroélectriques colossaux, les transferts d’aquifères, les corridors multimodaux ou l’entrée soudaine d’une culture de délinquance et du narcotrafic de graines, les laboratoires ou le trafic, ce qui est bien réel, c’est qu’une attaque à notre mémoire territoriale est lancée car nos terres représentent un espace vital, elles sont les domaines communs nécessaire à la reconstruction et à la transformation de notre existence, elles sont l’étendue qui, grâce à nos savoirs partagés en une histoire commune, prend tout son sens.
Afin de provoquer le manque et la dépendance économique, les systèmes corporatifs, industriels ou multilatéraux ont encouragé une déstabilisation progressive qui cherche à empêcher les communautés, qui depuis toujours ont nourri le monde, de résoudre par leurs propres moyens leurs problèmes de santé, d’éducation et de survie. L’effet de cette précarité imposée se retrouve dans l’expulsion des populations qui fragilise leurs stratégies et réduit le poids de leur avenir.
C’est pourquoi la souveraineté alimentaire continue d’être aussi pertinente et encourageante en tant qu’outil d’autonomie et de défense territoriale, car elle ravive notre mémoire. En partant du niveau le plus bas, le communautaire, jusqu’en haut de l’échelle, il est évident que la production indigène d’aliments est une proposition vitale. Il est encore possible de mettre un terme à une telle injustice.