Identification des partenaires et des abus des multinationales*
Les multinationales sont devenues des acteurs leaders dans l’accélération du commerce mondial aux cours de ces dernières décennies, et, de ce fait, dans la redéfinition des moyens de production, des modèles de consommation, ainsi que de la promotion des conséquences sociales et environnementales. Il existe un nombre croissant de cas où les multinationales et les autres entreprises ont sévèrement restreint l’accès à tous les droits. Ces acteurs de la société ont été impliqués dans des affaires de violation des droits sociaux et culturels ainsi que des atteintes aux droits civils et politiques. Malgré le principe d’indivisibilité et d’interdépendance des droits humains ratifié dans la Déclaration Internationale des Droits Humains, les multinationales ont entravé la pleine réalisation des droits à une alimentation et une nutrition adéquate des individus et des communautés, et plus particulièrement de ceux qui sont le plus désavantagés et marginalisés.
Les multinationales menacent et portent atteinte au droit à l’alimentation et à la nutrition
Les multinationales et les autres entreprises ont le pouvoir d’interférer dans la sécurité alimentaire des populations. Les industries extractives, les entreprises agroalimentaires, les programmes de compensation des émissions de CO2 , le tourisme et les mégaprojets sont quelques-unes des principales causes d’expulsion et de déplacement de populations des terrains publics, des forêts, des pâturages et des lignes de mobilité, qu’elles utilisent pour récolter ou produire de la nourriture [Illustré par des cas comme Mubende et Benet en Ouganda, El Hatillo en Colombie, Guarani-Kaiowá au Brésil et Sawhoyamaya au Paraguay. Plus d’information ici.].
De plus, en refusant l’accès aux moyens de production, les activités commerciales s’immiscent également dans l’accès aux ressources naturelles et elles menacent les écosystèmes, essentiels à la nutrition des communautés. L’expansion des produits agrochimiques, en plus de provoquer la destruction des cultures et l’empoisonnement des animaux, met également en danger la santé des travailleurs agricoles et des consommateurs.
Le droit humain à une alimentation et une nutrition adéquates se trouve davantage menacé par les pratiques de travail des multinationales basées sur la sous-traitance à une main d’œuvre bon marché. Les travailleurs agricoles, par exemple, sont victimes d’une forme d’esclavagisme moderne, de travail forcé, de salaires non-payés, de détention illégale et de conditions de travail dangereuses. En plus de cela, les travailleuses rurales sont sévèrement discriminées, elles subissent l’inégalité des salaires, la marginalisation sociale et le harcèlement sexuel. Les défenseurs des droits humains et les syndicats qui élèvent leurs voix contre ces injustices sont physiquement et psychologiquement harcelés et criminalisés par des forces armées privées et ils se voient empêchés d’avoir recours à une application régulière de la loi.
Les pratiques commerciales des multinationales attentent aussi sévèrement au droit à l’alimentation des populations. En inondant les marchés des petits producteurs alimentaires avec leurs propres produits, elles empêchent la subsistance économique des communautés agricoles, incapables de concurrencer les prix des produits importés. Pour maintenir des prix bas et un profit élevé, ces produits peuvent présenter des risques, être source de maladies mentales ou physiques pour les consommateurs comme le diabète, l’obésité et la dépression [Cedeno, Marcos Arana et Xaviera Cabada, sectione 12 dans L’observatoire du droit à l’ alimentation et à la nutrition 2015. Pour des cas sur la dépression liée aux pesticides, rendez-vous ici]. Les substituts au lait maternel hautement industrialisés et présentant un très fort de taux de sucre ajouté sont un exemple parmi tant d’autres de ces produits dangereux.
De plus, l’accès à une alimentation et une nutrition adéquates est également mis à mal par des ententes sur la fixation des prix entre les acheteurs et par tout autre type d’entente, lorsque les entreprises manipulent les prix des denrées alimentaires et agricoles, rendant ainsi les produits alimentaires de base trop chers pour beaucoup de familles [Pour plus d’information, De Schutter, Oliver, « Food Commodities Speculation and Food Prices », septembre 2010]. Les conditions d’octroi de prêt imposées aux petits paysans, ainsi que la spéculation sur la terre et sur d’autres ressources naturelles, qui entraînent une volatilité des prix agricoles, contribuent d’autant plus à l’appauvrissement et au fort taux de suicide des petits paysans. On trouve notamment de tels cas en Inde, en Belgique et en France. Enfin, la complicité des multinationales avec les États dans la mise en place d’embargos alimentaires pendant des conflits armés a des conséquences terribles car elle empêche l’accès à l’alimentation de populations entières, comme ce fut le cas pour certaines communautés en Colombie.
Les obstacles pour mettre fin à l’impunité
Malheureusement, les victimes de telles violations des droits humains sont souvent laissées sans recours légaux possibles. Entre temps, un grand nombre de multinationales continue d’opérer dans la plus grande impunité. Une série d’obstacles structurels pour mettre fin à l’impunité et trouver des recours pour les victimes a été observée. Parmi ces obstacles, l’on peut citer le manque de réglementation, de suivi, d’investigation et de sanctions prises à l’encontre des entreprises dans les pays où les préjudices ont lieux, dû au manque de volonté ou de capacité des États à y répondre.
Plusieurs États manquent des mécanismes pénaux, civils et administratifs efficaces capables de tenir pour responsable les entreprises nationales et transnationales coupables de violation et d’abus sur les droits humains. Par ailleurs, lorsque ces même mécanismes sont disponibles, la mise en œuvre de décision judiciaire de protection est souvent minée par l’influence indue aux industries sur les autorités en charge de les appliquer.
Les réticences des États d’origines et d’accueils à réglementer les activités des multinationales et autres entreprises à caractère transnationale et à fournir des recours efficaces aux victimes de violations de droits humains ont permis l’élaboration de différents cadres de réglementation internationaux.
Cependant, ces cadres de réglementation n’ont pas réussi à inclure des standards clairs et obligatoires sur les devoirs des États en ce qui concerne les crimes et infractions commises par les multinationales et autres entreprises, ignorant leurs obligations territoriales et extraterritoriales en termes de droits humains.
Voici comment les États échouent
Les États ont échoué pour réglementer, suivre, statuer et appliquer les décisions judiciaires en ce qui concerne les violations perpétrées par les multinationales, pour que les entreprises impliquées prennent leurs responsabilités, ce qui permettrait aux individus et communautés d’avoir recours à des solutions efficaces.
L’influence excessive et le manque de coopération des États où les multinationales ont établi le siège de leurs sociétés mères, empêche les États d’accomplir efficacement leurs obligations quant à la protection des droits humains et la mise en pratique des décisions judiciaires.
Par ailleurs, les États d’origine des multinationales, ou ceux dans lesquels se trouvent les entités légales de contrôle, échouent souvent dans l’accomplissement de leurs obligations extraterritoriales de protection et de respect des droits humains, en influençant l’élaboration de lois favorables aux investissements de leurs « entreprises nationales », ce qui a pour conséquence de mettre en péril les droits humains au-delà de leurs frontières nationales.
Un autre obstacle empêchant de mettre fin à l’impunité et d’obtenir les recours pour les victimes découle de la nature complexe de la chaîne d’approvisionnement mondiale, où l’industrie et les services sont sous-traités à différents niveaux. Actuellement, des difficultés existent à l’heure de déterminer la responsabilité des diverses entités légales impliquées dans les violations des droits humains, telles que les entreprises possédant une relation société mère/filiale, une relation contractuelle, ou encore les entreprises qui ont un lien commercial avec d’autres directement impliquées dans des cas d’abus [Cela a notamment été le cas lors du désastre de la place Rana au Bengladesh. Plus d’information ici].
Enfin, dernier élément et non des moindre, l’inclusion d’une clause d’arbitrage dans les accords d’investissement et de commerce, comme le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États « Investor-State Dispute Settlement – ISDS [C’est le cas, par exemple, de l’accord du partenariat transatlantique (TTIP). Plus d’informations ici] », a donné la possibilité aux entreprises de présenter leurs revendications contre les États lorsque ces derniers décident de suspendre la mise en œuvre de tels accords dans le but de protéger les droits humains de leur citoyens. Les tribunaux d’arbitrages, en tant que mécanisme de justice privés pour lesquels l’application des droits humains et l’accès aux systèmes de justice traditionnels sont totalement exclus, bloquent les États dans l’accomplissement de leurs obligations internationales en matière de droits humains, entraînant des violations systématiques de ces droits, y compris le droit à l’alimentation et la nutrition [Le cas de Chevron contre les citoyens équatoriens à propos de la pollution pétrolière en est une parfaite illustration.].
L’impunité des entreprises et le non-accomplissement de leurs obligations en matière de droits humains de la part des États ont incité la société civile à revendiquer la mise en place d’un instrument international contraignant (un traité [Comme l’Alliance pour un traité, qui rassemble des groupes et réseaux militants, des organisations sur les droits humains, des mouvements sociaux et des communautés touchées venant du monde entier. Plus d’information ici]). Un groupe de travail intergouvernemental au niveau de l’ONU est en charge, depuis 2014, de l’élaboration d’un tel instrument pour réglementer les multinationales et les autres entreprises commerciales en ce qui concerne les droits humains. Cela obligera, on l’espère, les États à réglementer et sanctionner les activités des multinationales et autres entreprises commerciales dans leurs territoires ou dans ceux où ils exercent leurs compétences [Principes de Maastricht relatifs aux obligations extraterritoriales des Etats, Principe 9, « Champ de compétence »]. Avec un tel traité tourné vers les droits humains, les individus et les groupes d’organisation de la société civile visent à mettre fin à l’impunité dont profitent les entreprises et souhaitent assurer des recours adéquats aux individus et communautés victimes de violations de leurs droits.
- Ana-Maria Suárez Franco et Daniel Fyfe. Cet article a été publié pour la première fois dans le Journal du droit à l’alimentation 2015 du FIAN, vol. 10.