L’écho des campagnes 

L’écho des campagnes 1

Maroc : s’approprier la souveraineté alimentaire pour les marchés !

Ali Aznague, Réseau Siyada

Dans la région arabe, l’agriculture est au cœur des politiques néo-libérales qui accordent des aides financières généreuses aux grands investisseurs tout en marginalisant les petits exploitants. L’OMC, les principales institutions donatrices (comme le FMI et la Banque mondiale) et les grands accords de libre-échange ont exacerbé cette situation.

Au Maroc, la politique agricole s’articule autour de deux plans stratégiques visant à promouvoir l’agriculture commerciale et destinée à l’exportation : le « Plan Maroc Vert (2008-2018) » et « Génération Green 2020-2030 ». Comble de l’ironie, le gouvernement garde le concept de « souveraineté alimentaire » mais retire le contenu politique et social. De même, les politiques agricoles de la République Arabe d’Égypte, à l’instar de l’article 79 de la Constitution de 2014 définissent les principes de souveraineté alimentaire. Or les pratiques actuelles suivent une logique mercantile plutôt qu’utiliser le potentiel de la souveraineté alimentaire pour l’émancipation.

La situation dans la région arabe devient de plus en plus difficile et complexe en raison de la hausse des prix des aliments, le retour de forces contre-révolutionnaires et la guerre d’extermination menée par Israël contre le peuple palestinien. Aussi, il est urgent de construire un mouvement agricole militant contre la faim et la marchandisation des aliments, et pour renforcer la pression pour l’adoption des vrais principes de souveraineté alimentaire autant dans les paroles que dans les actions. Le principal slogan du « Réseau Siyada dans la Région Arabe » implique la création de relations de partenariat avec les pays du Sud mondial, reposant sur la coopération et mettant un terme à la dépendance alimentaire.

L’écho des campagnes 2

La politique des prix de soutien en Inde

Nandini Jayaram, Association des Paysans de l’État du Karnataka (KRRS), Inde

Les pénuries alimentaires des années 1960 en Inde ont poussé le gouvernement à adopter des mesures favorisant la productivité agricole. La politique des prix de soutien a vu le jour à cette époque, avec la création de la Commission des Prix Agricoles en 1965, ensuite transformée en Commission pour les Coûts et Prix Agricoles (CACP en anglais) en mars 1985. Avant chaque saison de culture, cette entité annonce les Prix Minimums de Soutien (MSP) pour 23 cultures comme les céréales, les légumineuses, les oléagineux et les cultures commerciales. Les MSP constituent une sécurité pour les agriculteurs, car ils garantissent une rémunération juste pour leurs produits même si les prix du marché venaient à tomber sous un certain seuil. Ils encouragent également la culture de denrées stratégiques, évitant ainsi les pénuries de céréales alimentaires de base. Le gouvernement fournit des céréales alimentaires à prix MSP pour leur vente dans le Système de Distribution Public (PDS), apportant des aliments subventionnés à des millions de personnes. Il s’agit donc d’une mesure qui favorise la souveraineté alimentaire.

Les mouvements paysans appellent depuis longtemps à une révision des calculs des coûts par la CACP, en incluant les locations et les intérêts pour les possessions de terres et les actifs immobilisés fixes et pour suivre l’inflation. Nous souhaitons également des garanties juridiques pour les MSP afin d’empêcher les achats sous le prix annoncé. Il n’existe actuellement pas de soutien juridique pour les MSP, ce qui pousse beaucoup d’agriculteurs et agricultrices à vendre leurs cultures à prix très bas en raison de mécanismes de commandes inadaptés et de problèmes d’accès au marché.

L’écho des campagnes 3

La Loi d’Orientation Agricole du Mali

Ibrahim Sidibe, CNOP, Mali

Le Mali régule les marchés de façon générale, et concernant le commerce de produits agricoles, cette responsabilité a été confiée à la Loi d’Orientation Agricole (LOA) et la Politique de Développement Agricole (PDA). Promulguée en 2006, la LOA englobe toutes les activités économiques dans les secteurs agricoles et para-agricoles comme l’agriculture, l’élevage de bétail, la pêche et la pisciculture, l’aquaculture, l’apiculture, la chasse, la sylviculture, la cueillette, la transformation, le transport, le commerce, la distribution et d’autres services agricoles, ainsi que leurs fonctions sociales et environnementales. Elle vise à garantir la souveraineté alimentaire et à devenir le moteur de l’économie nationale dans le but de garantir le bien-être des populations.

La PDA repose sur la responsabilité de l’État, les collectivités territoriales, les professionnels de l’agriculture, les paysans et la société civile. Elle met en avant la promotion de la souveraineté alimentaire, la réduction de la pauvreté dans les campagnes, les progrès sociaux des femmes, des jeunes et des hommes dans les régions rurales et en périphérie des villes, les partenariats et la création de marchés communs dans des espaces économiques larges au niveau local, régional et international. Suite aux évolutions des contextes nationaux et internationaux (à l’instar de la Déclaration de Paris et des nouvelles modalités de l’aide au développement), le Mali et ses Partenaires Techniques et Financiers se sont formellement engagés depuis 2008 envers une approche sectorielle pour le secteur agricole. Actuellement, les ventes institutionnelles et organisationnelles ne sont pas encore formalisées, nous sommes encore en cours de négociations d’un cadre adapté.

L’écho des campagnes 4

La loi sur la chaîne alimentaire en Espagne

Andoni García, COAG, Espagne

La loi sur la chaîne alimentaire, promulguée en Espagne en 2013, tend à améliorer le fonctionnement de la chaîne alimentaire en exigeant des contrats écrits aux producteurs où figurent les prix. Elle a été amendée en février 2020 pour garantir légalement que les prix payés aux différentes étapes de la chaîne alimentaire, à commencer par la rémunération des agriculteurs, couvrent les prix de production. Ce changement répond aux demandes des associations agricoles qui revendiquaient des prix justes. En décembre 2021, la loi a été amendée une fois de plus pour intégrer la directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales et plusieurs propositions de la COAG, aboutissant à des éléments de réglementation majeurs au sein du cadre politique européen.

Deux organismes importants veillent à l’application de la loi sur la chaîne alimentaire : l’Agence d’Information et de Contrôle Alimentaires (AICA), qui reçoit les griefs des agriculteurs et autres entités, mène des inspections sur les abus tarifaires, contractuels ou autres, et l’Observatoire de la Chaîne Alimentaire, qui procède à des études sur les prix et les coûts sur toute la chaîne de valeur pour chaque production agricole et de bétail. La réforme de 2021 interdit également la vente à perte par la grande distribution, pour garantir que les produits ne soient pas vendus sous le prix d’achat. Néanmoins, la loi rencontre des limites en raison des lois sur la concurrence, qui empêchent les négociations collectives sur les prix, la fixation des prix ou une relation stricte entre les études de coûts et de prix et les contrats. De plus, la loi protège les agriculteurs et éleveurs de bétail individuellement et non pas collectivement, à l’exception de certaines coopératives.

L’écho des campagnes 5

Marchés territoriaux en Colombie

Juliana Millán, RENAF, Colombie

RENAF a créé une campagne visant à identifier les marchés territoriaux dans tout le pays, pour améliorer leur visibilité et leur succès commun. L’objectif est de comprendre et de partager les nombreuses façons de fonctionner de ces différents marchés, la variété de leurs formes d’association et de production, y compris la production traditionnelle sans besoin ou utilisation d’agrochimiques. L’accès à ces informations donne plus de pouvoirs aux membres de RENAF et autres petits producteurs régionaux. Cela a permis des réponses collectives à l’échelle du réseau en cas de crise comme la pandémie de Covid-19, en donnant plus de pouvoir aux marchés territoriaux et en permettant leur survie, tout en participant à la diversité alimentaire écologique.

L’écho des campagnes 6

Le système de gestion de l’approvisionnement canadien

Cathy Holtslander, Union Nationale des Fermiers, Canada

Le système de gestion de l’approvisionnement canadien assure la stabilité des secteurs laitiers, des poules pondeuses, des poulets de chair, des dindes et des œufs d’incubation en contrôlant la quantité produite, évitant les pénuries et en empêchant que le marché canadien ne soit inondé par les importations à prix cassé. Une formule de fixation des tarifs transparente, qui prend en compte les coûts de production, garantit aux éleveurs un revenu juste. Par conséquent, le Canada n’est pas touché par de fortes fluctuations des prix et de l’offre, et le gouvernement n’a donc pas besoin de fournir des aides massives aux éleveurs.

Les exploitations sont petites à moyennes, surtout si on les compare à celles des États-Unis. Chaque exploitation est régie par les agriculteurs élus à leur office provincial de commercialisation, d’après les régulations provinciales en vertu du cadre législatif fédéral. La gestion de l’approvisionnement permet aux paysans d’investir dans l’équipement, la formation, l’élevage, la génétique et la gestion des terres en vue de l’avenir. Ils doivent également produire une quantité correcte au moment opportun, en respectant des normes de qualité.

Le système protège également les produits laitiers, les œufs et la volaille des fluctuations des taux de change entre devises et d’autres chocs touchant les secteurs du système agricole et alimentaire orientés vers les exportations et dépendants des importations. Il évite également la concurrence pour les marchés d’agriculteurs dans d’autres pays qui nourrissent leurs propres populations.

Les nations « laitières » dépendantes des exportations (USA, Europe, Nouvelle-Zélande, Australie, Argentine) s’en prennent souvent au système pour accéder au marché canadien. Au Canada, les grandes entreprises attaquent le système à la fois pour tirer les prix reversés aux agriculteurs sous les coûts de production (ce qui profite à la transformation alimentaire), et comme outil de négociation commerciale pour obtenir des concessions pour d’autres secteurs.

Certains petits exploitants qui vendent directement leur production aimeraient voir plus de flexibilité dans le système. Pour être plus à même de surmonter ces défis, les organismes de gestion de l’approvisionnement peuvent renforcer et étendre les mécanismes pour les nouveaux entrants en permettant un accès moins onéreux aux quotas de production et en favorisant des systèmes de production alternatifs qui mettent en avant le renouvellement, la résilience et la réponse aux attentes des consommateurs pour plus de diversité. Il conviendrait également de définir une approche triple à la formule de tarification de la production pour garantir que les coûts environnementaux et sociaux ne soient pas externalisés.  

Encadres

Encadré 1

Un système commercial qui favorise les droits des paysans, la collaboration plutôt que la concurrence

Des efforts pour construire un système commercial axé sur le développement et l’égalité ont été accomplis par le passé. Un exemple notable est la Charte de la Havane, visant à garantir le plein emploi et l’industrialisation nationale dans l’ordre commercial international d’après-guerre. L’objectif était d’établir des règles générales pour le commerce, l’investissement, les services, et les pratiques de l’emploi et des affaires. Pourtant, sous la pression des lobbys des grandes entreprises et des États-Unis, la charte a été abandonnée et remplacée par l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (GATT selon l’acronyme anglais), qui est plus tard devenu l’OMC.

Une autre initiative importante est le Système Global de Préférences Commerciales (SGPC), instauré il y a plus de 30 ans par le Groupe des 77, une coalition de pays en développement. Le SGPC vise à encourager le commerce entre les pays en développement. Fin 2022, le Brésil a ratifié des engagements en vertu du SGPC, suscitant un intérêt nouveau dans le monde pour cet accord, auquel il ne manque désormais qu’une ratification pour entrer en vigueur. Malheureusement, ces initiatives sont souvent entravées par l’hégémonie du cadre néo-libéral, qui favorise le commerce de produits agro-industriels et biens transformés par beaucoup de technologies.

Nous avons maintenant besoin d’un cadre alternatif qui mette l’accent sur la coopération et la collaboration plutôt que sur la concurrence et où la solidarité prime sur les sanctions. Ce cadre doit soutenir les économies rurales, permettre à des systèmes alimentaires divers de prospérer et garantir que les droits des paysans, peuples indigènes, migrants et des personnes travaillant dans les zones rurales et urbaines soient au cœur du commerce transnational.

Encadré 2

Bref historique des offices de commercialisation agricoles

Le démantèlement des offices de commercialisation publics a été une caractéristique majeure du passage de la politique agraire d’un développement géré par l’État à une gestion par le marché.

Les offices de commercialisation ont un bilan assez mitigé. Beaucoup d’offices de commercialisation étaient, par nature, axés sur l’extraction. Les gouvernements s’en servaient pour obtenir des surplus de leurs populations paysannes et limiter la hausse des salaires urbains en plafonnant les prix des aliments de base. Ce phénomène est lié au contexte géopolitique particulier dans lequel beaucoup de ces offices ont vu le jour dans les années 1960 et 1970. À cette époque, les stratégies de développement étaient majoritairement en faveur de l’industrialisation. Des régimes corrompus et autoritaires se sont aussi servis des offices de commercialisation comme des outils pour renforcer leur pouvoir en y plaçant leurs candidats politiques.

Malgré ces défauts, les offices de commercialisation ont joué des rôles très utiles. Ils ont souvent été des instruments indispensables pour garantir la distribution d’aliments de base. L’ancienne agence de commerce des céréales du Mexique, la CONASUPO, proposait un prix d’achat officiel pour les céréales de base, assurant ainsi une protection contre les fluctuations du marché international et la concurrence subventionnée. Les offices de commercialisation continuent à opérer dans certains pays, notamment en Afrique subsaharienne, où ils gèrent la majorité de la vente et la distribution des cultures d’exportation.

Les critiques souvent émises à l’encontre des offices de commercialisation doivent être mises en relation avec les alternatives. Les monopoles des États dans les systèmes de commercialisation agricole sont nombreux à avoir été remplacés par des pratiques oligopolistiques d’acheteurs et vendeurs multinationaux d’aliments. Il existe donc matière à (re)penser le potentiel et les lacunes des offices de commercialisation publics.

Pour en savoir plus ici (en anglais). 

Encadré 3

Repenser les réglementations sur les marchés agricoles pour la transition agroécologique en Europe

Les vagues de manifestions paysannes qui ont secoué l’Europe ces derniers mois, notamment en Belgique, France, Pays-Bas, Allemagne, Italie, Grèce, Pologne, Roumanie et Lituanie, ont mis en avant des appels à revoir l’approche européenne de la régulation des marchés agricoles et alimentaires.

Même si les politiques, préoccupations et revendications particulières varient d’un pays à l’autre, ces manifestations se produisent toutes en réaction à la forte diminution des prix qui touche les agriculteurs : dans 11 pays de l’UE, les prix versés aux agriculteurs ont diminué de plus de 10 % entre 2022 et 2023. La précarité économique qui frappe les agriculteurs s’inscrit dans un contexte de crise structurelle de longue date de l’agriculture européenne.

Il est évident que les cadres politiques européens actuels, en particulier la Politique Agricole Commune (PAC) de l’UE, n’ont pas été à la hauteur de l’immense défi d’assurer des prix justes et des revenus décents pour les agriculteurs. Ça n’a pas toujours été le cas. La PAC déployait autrefois toute une gamme d’instruments visant à maintenir des prix relativement hauts et stables pour les producteurs de denrées alimentaires considérées comme stratégiques, afin d’assurer une production suffisante pour répondre aux besoins en aliments des Européen·nes et des prix raisonnables pour les consommateurs. Ces instruments ont presque tous été abandonnés à partir de 1992 afin de respecter les engagements de l’AoA de l’OMC, et les instruments de régulation du marché ont été remplacés par un soutien direct au revenu des agriculteurs. Avec le temps, ce soutien a été conditionné au respect d’un nombre croissant de normes.

Quelles leçons peuvent être tirées des réussites et échecs des politiques passées pour réguler les marchés agricoles, en Europe et ailleurs dans le monde, afin de reconstruire la PAC sur la base de la souveraineté alimentaire et permettre la transition agroécologique ?

Cette question de premier plan sera au cœur d’une conférence inédite autour de sujet « Repenser la régulation des marchés agricoles pour la transition agroécologique en Europe » organisée par la Coordination Européenne Via Campesina et ses partenaires. Prévue pour les 3 et 4 mars 2025 à Bruxelles, cette conférence réunira des universitaires, des paysans et des petits et moyens producteurs de toute l’Europe pour promouvoir la construction commune de savoirs au service d’une nouvelle PAC à la hauteur de la situation.

Plus d’informations sur la conférence ici.

Sous les feux de la rampe 

Sous les feux de la rampe 1

Le temps est venu de changer notre façon de commercer à l’international

Depuis leurs débuts, les mouvements sociaux tels que La Via Campesina luttent contre le libre-échange, en particulier contre l’OMC, et fédèrent les organisations paysannes du monde entier. Nous sommes descendus dans les rues de villes comme Seattle, Cancún, Hong Kong, Buenos Aires et Genève. Ces combats ont fortement participé à la crise actuelle de l’OMC, qui ébranle l’organisation depuis les Accords de Doha en 2001.

Malgré ces victoires, le libre-échange continue à nuire aux paysans du monde. L’accord de l’OMC sur l’Agriculture de 1995 (AoA en anglais) autorise toujours les politiques commerciales agressives des États-Unis et de l’Union européenne tout en criminalisant la régulation du marché et le soutien envers les petits producteurs dans de nombreux pays du Sud. De plus, les accords de libre-échange bilatéraux et régionaux se sont multipliés : ils ont exacerbé la dérégulation du marché et l’ouverture des marchés aux importations agro-industrielles (notamment les cultures génétiquement modifiées), promu des règles plus strictes de propriété intellectuelle (accords TRIPS+) incluant son application par des sanctions criminelles en cas de violation et renforcé le contrôle des grandes entreprises sur les terres en démantelant la propriété foncière collective. Tout cela a alimenté la mainmise des entreprises transnationales sur les systèmes alimentaires et accentué la pauvreté des paysans.

Depuis 1995, la dépendance du commerce agricole international a augmenté, même s’il faut garder à l’esprit que cette dépendance reste très relative : en effet, seuls 15 % de la production alimentaire mondiale passent par les marchés internationaux. Pourtant, lorsque les représentant·es de La Via Campesina exhortent les gouvernements à sortir de l’OMC, cette requête est systématiquement refusée, même par ceux et celles qui partagent nos valeurs. Pour les gouvernements, rompre les liens avec le commerce international serait impensable et potentiellement désastreux.

En juin 2022, lors des manifestations contre l’OMC à Genève, les mouvements sociaux ont mis en avant la grande fragilité de l’institution. Les pays du Sud continuent de dénoncer les règles commerciales injustes, en particulier le AoA. L’Inde est à la tête de ce processus : le pays défend son modèle de régulation du marché. Dans un contexte de forts conflits géopolitiques, des voix se sont élevées contre l’ordre commercial dominé par l’Occident. Néanmoins, malgré nos efforts, un accord (certes limité) a été trouvé à Genève pour maintenir l’OMC. Ngozi Okonjo-Iweala, Directrice générale de l’OMC, cherche à sauver l’institution en proposant des réformes.  Mais ces réformes de l’OMC sont vouées à l’échec en raison des contradictions qu’elles contiennent, et l’organisation finira par disparaître. Les mouvements sociaux doivent participer à sa dissolution en proposant un nouveau cadre pour le commerce international que les pays pourraient appliquer sans craindre d’être isolés. Cette alternative offrirait un système plus équitable qui profiterait aux populations du monde.

L’objectif est de créer un outil de discussion et de négociation pour les gouvernements, en particulier ceux du Sud qui sont mécontents des règles injustes de l’OMC, en les encourageant à négocier un nouveau cadre de commerce international. Pour réussir, ce processus et nos propositions devront être bien compris et soutenus par les organisations paysannes et de petits producteurs ainsi que leurs alliés. Le processus se doit d’être inclusif, avec un langage accessible et des formations internes intensives.

La déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP en anglais) constitue une grande source d’inspiration. Cette initiative a représenté un processus interne à La Via Campesina pour construire un outil soutenu par les organisations paysannes du monde entier, ainsi qu’un processus diplomatique impliquant les institutions (comme le Conseil des droits de l’homme de l’UNDROP, CNUCED, FAO et d’autres pour le cadre commercial international) et les États (comme le rôle clé joué par la Bolivie dans l’UNDROP). L’UNDROP a mis 17 ans à être adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies. De la même façon, ce travail sur le commerce prendra du temps. En tant que paysans, la patience et l’endurance sont nos points forts, et ce combat sur la durée ne nous fait pas peur.

Un cadre commercial international reposant sur la souveraineté alimentaire est essentiel. Nous devons le bâtir, étape par étape et de bas en haut, en persuadant les gouvernements et les institutions de l’ONU que le temps est venu de créer le commerce international par et pour les personnes.

Sous les feux de la rampe 2

Marchés territoriaux : des chaînes alimentaires qui construisent des communautés plus fortes

Derrière l’immense pouvoir et la grande visibilité des chaînes alimentaires industrielles, les marchés de proximité jouent un rôle de premier plan. Loin des projecteurs du monde des affaires, et dotés de beaucoup moins de soutiens et ressources, ils nourrissent une grande partie de la population mondiale, et ont démontré qu’ils étaient bien plus résistants face aux crises et aux chocs.

D’après un rapport récent publié par le IPES-Food, les marchés et chaînes alimentaires de proximité participent à la sécurité et la résilience alimentaires, fournissent des aliments nutritifs aux populations les plus démunies, offrent des moyens de subsistance, protègent l’environnement et renforcent les communautés. Ces « marchés territoriaux » couvrent un large éventail de réalités dans le monde entier, des marchés publics aux vendeurs de rue, coopératives, à l’agriculture urbaine, les cuisines collectives, la vente directe en ligne, pour ne citer que ces exemples.

Alors que l’agrobusiness utilise plus des deux tiers des terres et ressources agricoles et prétend nourrir le monde, les données prouvent que d’importantes quantités d’aliments frais circulent en dehors de ces chaînes industrielles, souvent directement du producteur au consommateur. En Afrique subsaharienne et en Asie, les petits paysans et agriculteurs familiaux produisent 80 % des denrées alimentaires, tandis que les chaînes internationales ne représentent que 15-20 % de la consommation totale d’aliments. À Dhaka, au Bangladesh, plus de 400 marchés nourrissent plus de 25 millions de personnes chaque jour, et 95 % des plus défavorisés de cette ville achètent la plupart de leurs aliments dans ces marchés de produits frais. Au Mexique, les marchés traditionnels et en plein air représentent la moitié des ventes de fruits et légumes destinés au commerce. Au Kenya, en Zambie ou au Nicaragua, ce sont 90 %.

À l’inverse, nous avons été témoins récemment de comment la pandémie, l’invasion de l’Ukraine, l’amplification des chocs climatiques ont profondément perturbé les chaînes d’approvisionnement, entraîné la volatilité des prix alimentaires, des pénuries et une augmentation de la faim dans le monde. En temps de crise, les chaînes alimentaires industrielles sont susceptibles d’être interrompues, alors que les chaînes d’approvisionnement locales offrent une solution plus adaptable et équitable. De plus, les marchés territoriaux contribuent aux revenus de millions de petits producteurs et alimentent des cultures alimentaires résistantes ainsi que différentes traditions thérapeutiques de façon plus durable. Ils rassemblent les personnes, et créent des espaces pour l’éducation populaire et le renforcement du tissu social. Partout dans le monde, nous observons un intérêt croissant dans la diversité de systèmes d’approvisionnement alimentaire prospères qui existent en dehors des chaînes alimentaires et du contrôle des grandes entreprises.

Pourtant, les marchés territoriaux créent ces avantages en dépit de politiques et de conditions économiques défavorables. Dans le monde entier, les soutiens des investissements et des gouvernements sont orientés vers l’agriculture d’exportation industrielle, le commerce international et les infrastructures à grande échelle. En parallèle, les marchés informels et les vendeurs de rue sont privés de services de base comme de l’eau potable ou des services d’assainissement et sont tenus par des règles sanitaires et d’hygiène non adaptées et pensées pour les grandes entreprises, tout en risquant des fermetures et évictions violentes. Les marchés de gros sont souvent dépourvus d’investissements gouvernementaux.  

Dans le monde, 70 % des besoins en financement des petits producteurs ne sont pas satisfaits, et en Afrique moins de 10 % ont accès au crédit formel. Faute de moyen de stockage adapté, ils sont contraints de vendre à prix très bas en cas de saturation du marché. Les clients institutionnels comme les écoles ou les hôpitaux ne disposent pas de capacité de transformation sur place, ce qui les pousse à se fournir auprès de grandes entreprises.

Il existe donc clairement un besoin urgent d’investissement dans les marchés territoriaux. Un potentiel immense existe également pour un renforcement et un soutien de ces marchés par les gouvernements, pour en faire la pierre angulaire de la sécurité alimentaire, d’économies dynamiques et de la résilience climatique pour les années à venir.

Découvrez le nouveau rapport de IPES-Food : Alimentation ancrée

Bulletin n° 57 – Éditorial

Un nouveau cadre pour le commerce basé sur la souveraineté alimentaire

Illustration: Marcia Miranda

L’ordre commercial international actuel a été instauré pour soutenir l’expansion des entreprises transnationales et pour assurer la mainmise des puissances coloniales sur les ressources naturelles du monde.

L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le FMI et la Banque mondiale, ainsi que les accords de libre-échange, ont participé à détricoter les politiques nationales qui garantissent la souveraineté des peuples sur les ressources nationales et les marchés locaux. Aussi, ce numéro du bulletin Nyéléni étudie l’impact de l’actuel système commercial mondial sur les politiques nationales, en particulier celles garantissant des prix justes pour les producteurs d’aliments et les consommateurs.

Nous cherchons à reconstruire la souveraineté alimentaire, ce qui implique de changer le système commercial mondial et de permettre aux pays de mettre en place des politiques qui garantissent un revenu décent pour toutes et tous, en particulier les petits producteurs alimentaires. Prix de soutien minimum, organismes publics de stockage, gestion de l’offre, marchés publics pour les denrées alimentaires, entre autres : les exemples inspirants ne manquent pas parmi les politiques publiques qui assurent un revenu juste pour les populations rurales et garantissent que l’organisation de nos systèmes alimentaires fait l’objet de discussions démocratiques et n’est pas confiée aux « marchés ».

Ce numéro du bulletin Nyéléni appelle à mettre fin au modèle exploitant de l’expansion du capital par le biais des accords de libre-échange. Nous explorerons le besoin urgent de rompre avec l’hégémonie du libre-échange et bâtir une alternative qui soit vectrice de solidarité, d’internationalisme et qui respecte la diversité, l’autonomie et la souveraineté alimentaire des nations et des communautés.

La Via Campesina, ETC Group, Transnational Institute