L’écho des campagnes

L’écho des campagnes 1

L’architecture de la dette mondiale viole les droits humains

La Via Campesina Équateur

Actuellement, l’Équateur est endetté à hauteur de 8 705 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international, ce qui en fait le quatrième pays le plus endetté au monde. Dans le 23e accord entre l’Équateur et le FMI, le prêt est décrit comme un soutien aux politiques de l’Équateur visant à stabiliser l’économie et à protéger la dollarisation. Il doit également permettre de mettre en place un programme de réformes structurelles.

Cependant, les organisations paysannes, autochtones et de la société civile ont remis en question le prêt et ont mis en garde contre l’impact des mesures et des conditions imposées par le FMI. Parmi les principaux accords figurent l’élimination des subventions aux carburants, le travail à l’heure, une nouvelle réforme fiscale, entre autres conditions.

Nous affirmons que cette architecture de la dette mondiale viole les droits humains, plongeant les paysans, les peuples autochtones et l’ensemble de la classe ouvrière dans la pauvreté et l’endettement. Nous alertons aussi sur la vague de criminalisation, de stigmatisation et de persécution à notre égard, intensifiée par notre lutte et notre résistance en faveur d’une vie digne. De nombreux·ses dirigeant·es et représentant·es de mouvements sociaux sont poursuivi·es par la justice et sont en danger, alors que se profilent des mesures complexes au coût social extrêmement élevé.

L’écho des campagnes 2

Le FMI et la BM ont intensifié la pression en faveur de la privatisation des terres au Sri Lanka

Anuka Vimukthi, MONLAR, Sri Lanka

Deux jours avant l’élection présidentielle de septembre 2024, le Sri Lanka a été contraint de signer un accord de restructuration de la dette avec des créanciers internationaux, sans discussion publique ni débat parlementaire. Cet accord secret a donné la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’aux droits et au bien-être de notre peuple.

Pendant des années, les institutions financières internationales ont poussé le Sri Lanka vers une agriculture orientée vers l’exportation par le biais de programmes d’ajustement structurel. Ces réformes ont favorisé l’agrobusiness et l’agriculture intensive en capital, nous rendant, nous les paysan·nes et les petits pêcheurs, dépendants des marchés pour les semences, les engrais, les filets et les bateaux, érodant ainsi notre autonomie et nos systèmes alimentaires. 

Aujourd’hui, dans le cadre du 17e programme du FMI, le fardeau de la stabilisation économique pèse sur les plus pauvres. Les mesures d’austérité, y compris la tarification de l’énergie selon le principe du recouvrement des coûts, ont presque triplé les prix du carburant et de l’électricité, ce qui a eu un effet dévastateur sur les moyens de subsistance. L’augmentation des taxes sur les équipements et les intrants a plongé de nombreux·se paysan·nes dans la pauvreté et l’endettement.

Le FMI et la Banque mondiale poussent depuis longtemps à la privatisation des marchés fonciers. Avec ce dernier programme, ils réitèrent leur demande, faisant craindre une dépossession massive des terres. 

En tant que membre de MONLAR, je fais partie d’un mouvement grandissant qui résiste à ces mesures injustes. Nous intensifions notre campagne et exhortons le gouvernement à reconnaître la souveraineté alimentaire et les droits des paysan·nes et des travailleur·euses dans les campagnes comme des éléments essentiels de la politique agricole et économique du Sri Lanka.

L’écho des campagnes 3

Le défaut de paiement du Kenya a conduit à des accords de libre-échange qui criminalisent les paysan·nes

Susan Owiti, Ligue des Paysan·nes du Kenya 

Le Kenya a une dette publique très élevée. Le ratio dette/PIB du pays était d’environ 68 % en 2024.

Actuellement, les obligations du gouvernement kényan en matière de service de la dette absorbent environ 48 % du budget national et près de 55 % des revenus du pays. Cette situation touche directement les paysan·nes, car les fonds qui auraient dû soutenir les droits des paysan·nes au Kenya sont redirigés vers le service de la dette. 

Cela signifie également que les ménages sont contraints d’emprunter pour survivre et même pour payer les services qui ont été privatisés. La hausse des coûts, l’endettement croissant et la forte pression exercée par les créanciers poussent les ménages dans une crise de plus en plus grave. Les agriculteur·rices, piégé·es dans le système agricole conventionnel qui repose sur les pesticides et les engrais, s’endettent de plus en plus car l’État supprime ou réduit toutes les subventions et mesures incitatives. En l’absence de planification ou de soutien de l’État pour une transition agroécologique cohérente, de nombreux paysans sont laissés à la merci du marché, qui n’est jamais à la hauteur. 

Le manquement du Kenya à ses obligations en matière de dette a conduit à la négociation d’accords de libre-échange qui favorisent des lois criminalisant le mode de vie des paysans, telles que la loi sur les haricots mungos (en anglais Mung Bean Bill), qui criminalise la culture sans licence de cette plante ou la Loi sur les Variétés de Semences et Végétales. Un autre exemple est le Partenariat Stratégique de commerce et d’investissement entre les États-Unis et le Kenya, qui comprend des conditions telles que la levée de l’interdiction des OGM.

L’écho des campagnes 4

Argentine : la souveraineté alimentaire est reléguée au second plan

Diego Montón, Mouvement paysan autochtone argentin, MNCI Somos Tierra

En mars 2025, le Fonds monétaire international (FMI) a approuvé une restructuration de la dette argentine, en lui accordant illégalement 20 milliards de dollars. Cette somme s’ajoute aux 41 052 milliards de dollars déjà prêtés en 2018. 

La dette de l’Argentine représente 30 % du total des prêts du FMI, ce qui en fait le principal débiteur. La dette représente près de 10 % du produit intérieur brut : elle est impossible à rembourser. Nous nous demandons pourquoi le FMI continue de prêter à l’Argentine. Laura Richardson, cheffe du Commandement Sud des États-Unis, a déclaré lors d’un événement organisé par l’Atlantic Council : « L’Amérique latine est essentielle parce qu’elle possède de l’eau, de la nourriture, du pétrole et 60 % du lithium de la planète. » Javier Milei a promulgué un régime d’investissement (RIGI) qui accorde de larges avantages au capital financier, sans impôts ni réglementations. La directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a exhorté les Argentins à voter pour continuer dans cette direction. 

Au-delà de la restructuration qui accompagne chaque accord avec le FMI, la dette oblige les États à permettre l’extractivisme. La seule voie qui s’offre aujourd’hui à l’Argentine est de s’organiser et de lutter pour répudier la dette envers le FMI et avancer ensemble vers la souveraineté alimentaire, l’indépendance économique et la justice sociale.

Encadres

Encadré 1

La finance mondiale dicte la libéralisation du commerce : un appel à repenser le commerce entre les pays

Le Consensus de Washington, imposé par le FMI et la Banque mondiale par le biais de prêts conditionnels, a institutionnalisé le néolibéralisme. Ses politiques fondamentales comprennent la libéralisation du commerce, la privatisation des entreprises publiques, la réduction des dépenses publiques, la déréglementation et la re-réglementation en faveur des entreprises. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) renforce encore ces principes par le biais d’accords commerciaux mondiaux qui favorisent le capital transnational. 

La Via Campesina (LVC) a émergé comme force de résistance paysanne mondiale aux réformes néolibérales et à l’OMC. Bien que les mobilisations paysannes aient contribué à freiner les progrès de l’OMC depuis 2001, l’accord sur l’agriculture de 1995 permet toujours à des nations puissantes comme les États-Unis et l’Union européenne de mettre en œuvre des programmes commerciaux agressifs qui pénalisent le soutien aux petits producteurs de denrées alimentaires. Les accords commerciaux bilatéraux et régionaux ont encore aggravé la pauvreté rurale. Ces régimes commerciaux empêchent les gouvernements du Nord comme du Sud de mettre en œuvre des politiques de souveraineté alimentaire. Ils considèrent la réglementation du marché intérieur, les prix de soutien pour les petits producteurs alimentaires et les marchés publics comme des « distorsions commerciales », et privilégient l’accès des entreprises à l’intérêt public. 

Au cours des deux dernières années, des manifestations paysannes ont éclaté dans plus de 65 pays, soulignant la nécessité d’un nouveau système commercial. LVC lance une campagne visant à construire un nouveau cadre mondial pour le commerce agricole entre les pays, qui soit ancré dans les principes de coopération et de solidarité transnationale et qui défende la souveraineté alimentaire de chaque pays. Il est important que les petits producteurs et les mouvements de travailleur·euses, ainsi que tous ceux qui sont attachés à la souveraineté alimentaire, se joignent à cet effort collectif pour construire une véritable alternative économique. Pour en savoir plus : www.viacampesina.org  

Encadré 2

La financiarisation comme moteur de l’accaparement des terres

La financiarisation joue un rôle central dans la vague mondiale d’accaparement des terres et des ressources naturelles, favorisant la concentration des terres et sapant la capacité des communautés à se nourrir et à nourrir les autres. Depuis la crise financière de 2008-2009, la terre est de plus en plus traitée comme un actif financier. Environ 65 millions d’hectares ont été acquis dans le monde, et les fonds de pension, d’assurance et de dotation ont investi environ 45 milliards de dollars dans les terres agricoles entre 2005 et 2017. En 2018, ces entités représentaient 45 % de tous les investissements dans les terres agricoles.

Les crises écologiques actuelles (changement climatique, perte de biodiversité et dégradation des écosystèmes) découlent de l’extraction capitaliste. Pourtant, les acteurs du monde de la finance et de l’entreprise considèrent désormais ces crises comme des opportunités d’investissement. Les fonctions naturelles telles que le stockage du carbone sont rebaptisées « services écosystémiques », une valeur économique leur est attribuée et elles sont commercialisées. La valeur de ces « actifs naturels » s’élèverait à 4 000 billions de dollars. Les marchés du carbone et de la biodiversité en particulier ont alimenté une nouvelle vague d’accaparements verts, environ 20 % des transactions foncières à grande échelle étant désormais liées à la bioéconomie. À eux seuls, les marchés du carbone devraient voir leur valeur quadrupler au cours des dix prochaines années, intensifiant la pression sur les terres et dépossédant les communautés au nom de la durabilité et des promesses « d’émissions net zéro ».

Encadré 3

La déréglementation et le tournant néolibéral dans l’agriculture mondiale

Le FMI et la Banque mondiale, par le biais des conditionnalités attachées aux prêts et autres financements et des conseils politiques, ont joué un rôle central dans la financiarisation accrue, la déréglementation des marchés et les réglementations favorables aux entreprises dans les secteurs de l’alimentation, de l’agriculture et des secteurs liés. Ces mesures ont entraîné l’accaparement de terres, une plus grande exposition des petits exploitants à la volatilité des prix, la concentration des marchés et du pouvoir financier par les entreprises agroalimentaires, et l’expansion de l’agriculture industrielle polluante.

Plus récemment, la déréglementation du secteur du blé au Pakistan, conformément aux conditions du FMI, a éliminé le prix de soutien minimum et a entraîné la fin de la Pakistan Agricultural Storage and Services Corporation (PASSCO)[1]. En Argentine, les mesures d’austérité approuvées par le FMI ont entraîné des licenciements massifs et des coupes dans les services sociaux, la déréglementation du marché alimentaire et la déréglementation de la loi sur les terres rurales. En Équateur, l’élevage de crevettes soutenu par la BM a détruit les forêts de mangroves et déplacé les communautés locales, soulignant ainsi les coûts environnementaux et sociaux de ces politiques.

Ces changements dans l’environnement réglementaire ne sont pas limités aux pays en développement et ne sont pas non plus mis en œuvre par les seules institutions de prêt.

L’accord Blair House de 1992, un accord bilatéral clé entre les États-Unis et l’Union européenne sur les subventions agricoles, en est un bon exemple.  Il a conduit l’UE à mettre fin aux quotas de production laitière. De nombreux petit·es agriculteur·rices européen·nes ont alors été confronté·es à une concurrence accrue et à l’instabilité des prix. Il n’est donc pas surprenant qu’entre 2007 et 2022, le nombre de petites exploitations agricoles dans l’UE ait diminué de 44 %, tandis que le nombre de mégaexploitations a augmenté de 56 %.

L’accord Blair House a ensuite ouvert la voie à l’Accord sur l’Agriculture (AoA en anglais)[2], le premier cadre multilatéral sur le commerce agricole, qui a jeté les bases de nombreuses négociations ultérieures sur des accords de libre-échange de l’OMC, et a permis la mondialisation des entreprises agroalimentaires, tout en marginalisant la paysannerie. 

Aux États-Unis aussi, les politiques de déréglementation ont eu un impact considérable sur le secteur agricole, en particulier le démantèlement du modèle de prix de parité[3] et du système de gestion de l’offre d’après les quotas qui assurait autrefois la stabilité des petit·es agriculteur·rices.

La déréglementation autonome dans les pays riches a également contribué à l’expansion du pouvoir des marchés et des acteurs de la finance au sein des systèmes alimentaires. Cela a conduit à des échanges spéculatifs, à des prix alimentaires record, à une volatilité accrue des prix dans le monde entier et à l’ouverture de nouveaux marchés pour les semences génétiquement modifiées.

Il est donc évident que l’idéologie économique néolibérale, où les marchés financiers priment sur les personnes, aggrave les inégalités, impose des mesures d’austérité qui affaiblissent les économies rurales et sape la responsabilité publique. Les manifestations en cours dans différents pays reflètent une résistance croissante face à des États qui se soustraient à leur obligation de servir leur peuple et non les marchés.

Au contraire, nous avons besoin d’une plus grande réglementation du marché pour protéger les intérêts des citoyens, et non d’une déréglementation.

[1] La Pakistan Agricultural Storage and Services Corporation (PASSCO) (« entreprise de stockage et services agricoles du Pakistan »), une entité gouvernementale, achète du blé et d’autres cultures de base à des prix de soutien afin de garantir des revenus équitables aux producteur·rices de denrées alimentaires, de maintenir des réserves stratégiques et de stabiliser les prix du marché.

[2] L’AoA est un accord de l’OMC visant à réformer le commerce des produits agricoles. Il a été établi au cours du Cycle d’Uruguay de l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (GATT selon l’acronyme anglais) et est entré en vigueur avec la création de l’OMC en 1995.

[3] Dans le cadre du prix de parité, le gouvernement fixe les prix de soutien, par le biais de prix planchers ou de subventions, sur la base du coût des intrants et des niveaux de vie de l’époque de référence, ajustés pour tenir compte de l’inflation.

Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe 1

Implications de la finance mondiale sur la souveraineté alimentaire

L’une des plus grandes menaces pour la souveraineté alimentaire est le pouvoir de la finance mondiale sur l’économie réelle, les systèmes alimentaires et la gouvernance alimentaire et économique.  Depuis l’avènement du néolibéralisme dans les années 1980, les marchés financiers se sont développés à l’échelle mondiale, le capital financier étendant son emprise sur les économies nationales et infranationales par le biais de la banque, de la microfinance et des investissements extractifs et spéculatifs dans des secteurs stratégiques tels que l’alimentation, la terre, l’agriculture, l’eau, l’exploitation minière, l’énergie, le développement immobilier et l’infrastructure physique. Cela a été rendu possible par les changements dans la réglementation financière et les technologies financières numériques (fintech) qui permettent aux capitaux de circuler librement à travers les frontières nationales et dans le monde entier et d’atteindre les communautés par le biais d’applications bancaires ou de paiement numériques (via les téléphones mobiles). Un large éventail d’instruments financiers, des fonds de pension, les fonds communs et les fonds indiciels aux valeurs mobilières et aux produits dérivés, a permis aux entreprises et aux particuliers de bénéficier de façon disproportionnée de ces investissements, au détriment de l’économie réelle, de la biodiversité, de l’environnement, de la stabilité de l’emploi, de l’accès à la nourriture et du climat. La mondialisation financière a ouvert la porte à la spéculation sur les denrées alimentaires et agricoles – où les traders achètent et vendent de futurs contrats sur les denrées alimentaires et/ou parient sur les prix à venir pour engendrer des bénéfices – augmentant la vulnérabilité du monde à des crises financières et alimentaires récurrentes. 

Les crises financières ont de graves répercussions sur les moyens de subsistance, l’emploi, les revenus, la souveraineté alimentaire et la santé des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, des travailleur·euses et des communautés rurales et urbaines pauvres, en particulier dans le Sud mondial. Les conséquences sont exacerbées par la faiblesse (ou l’absence) des mesures nationales de protection sociale, de lutte contre la faim et la malnutrition, de soins de santé et d’allègement de la dette, qui sont des outils importants permettant d’absorber les chocs économiques. Depuis des décennies, les programmes d’ajustement structurel (PAS) et les mesures d’austérité élaborés par la Banque mondiale et le FMI ont enfermé de nombreux pays du Sud dans des pièges vicieux liés à la dette, dont les principaux éléments sont la libéralisation du commerce et de l’investissement, la privatisation et la déréglementation. En échange de prêts destinés à assurer le fonctionnement des économies nationales et l’accès aux marchés financiers mondiaux, la BM et le FMI continuent d’exiger des réductions massives des aides publiques aux biens et services essentiels, la suppression des protections pour les travailleur·euses, les petits producteurs agricoles et l’environnement, ainsi que des réformes radicales des politiques et réglementations nationales au service du secteur des entreprises et des marchés libres. 

Les PAS et le néolibéralisme ont ouvert la voie à la financiarisation de l’alimentation, qui accroît considérablement l’implication des entités financières (banques commerciales, fonds souverains, fonds d’investissement privés, sociétés de gestion d’actifs, etc.) dans les systèmes alimentaires et dans les transactions mondiales de produits financiers liés à l’alimentation, à la terre et à d’autres éléments essentiels à la production alimentaire. La crise alimentaire de 2008 a accéléré la financiarisation de l’alimentation, car les États se sont précipités pour sécuriser les approvisionnements alimentaires, créant ainsi de nouvelles possibilités de profit pour les investisseurs financiers. 

La financiarisation et la faiblesse de la réglementation antitrust ont permis aux entreprises de consolider leur taille de marché et leur pouvoir dans les systèmes alimentaires par le biais de fusions et d’acquisitions. Les grandes entreprises attirent davantage d’investissements financiers de la part des banques et des gestionnaires d’actifs, ce qui leur permet à leur tour de se consolider davantage, entraînant une concentration des entreprises dans les systèmes alimentaires.  L’augmentation du pouvoir financier et sur le marché permet aux entreprises de façonner la gouvernance des systèmes alimentaires en influençant les politiques, les réglementations, les lois et la recherche nationales et internationales en leur faveur, au détriment de millions des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, des travailleurs, des peuples autochtones et des populations rurales, périurbaines et urbaines. Il incombe de toute urgence aux mouvements pour souveraineté alimentaire du monde entier de développer des mesures stratégiques, légales et applicables pour faire reculer et empêcher l’infiltration de la finance mondiale dans les systèmes alimentaires du monde.

Sous les feux de la rampe 2

Une pression mondiale pour une annulation de la dette est nécessaire !

Au cœur de la crise alimentaire mondiale actuelle se trouve un système commercial façonné par des politiques néolibérales qui favorisent les profits plutôt que les personnes et où priment les intérêts des pays exportateurs, grands et riches. Ces politiques mettent en avant des approches axées sur le marché, permettant aux grandes entreprises agroalimentaires de dominer au détriment des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires qui nourrissent les communautés depuis des générations. La concentration du marché retranche les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires et les travailleur·euses de l’agroalimentaire en marge de la société et de l’économie, et l’accès à l’alimentation devient un privilège plutôt qu’un droit.

Les politiques néolibérales et dominées par le marché sont profondément liées à la politique de la dette. Les pays en développement sont confrontés à d’importants défis économiques en raison de la concentration des marchés agricoles, de la baisse des revenus et des dettes extérieures écrasantes envers les créanciers publics et privés.  Pour conserver l’accès aux capitaux internationaux, les gouvernements des pays fortement endettés sont contraints de donner la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’au bien-être de leurs citoyen·nes et d’adopter des politiques favorables aux entreprises et au marché plutôt que des programmes qui soutiennent la souveraineté alimentaire et l’agriculture durable.  Cela crée un cercle vicieux dans lequel les besoins des populations continuent d’être marginalisés au profit des obligations financières envers les créanciers internationaux.

Selon la CNUCED, la dette extérieure des pays en développement a atteint le chiffre record de 11 400 milliards de dollars américains. En 2023, 54 pays en développement (dont près de la moitié en Afrique) ont consacré au moins 10 % des fonds publics au paiement des intérêts de la dette. Aujourd’hui, 3,3 milliards de personnes vivent dans des pays qui dépensent plus pour le paiement de la dette que pour la santé ou l’éducation.

Le troisième Forum Global Nyéléni, prévu en septembre, se tiendra au Sri Lanka, un pays qui a été confronté à de graves problèmes économiques en raison de sa dette extérieure. Le Sri Lanka s’est retrouvé en défaut de paiement de la dette extérieure en 2022, entraînant un programme de restructuration sous l’égide du FMI. Le gouvernement a été contraint de donner la priorité aux paiements de la dette plutôt qu’aux droits des citoyens, ce qui a gravement affecté la capacité du pays à investir dans la production alimentaire, les moyens de subsistance ruraux et la sécurité sociale de sa population.

Les données actuelles montrent que 60 % des pays à faible revenu et 30 % des pays à revenu intermédiaire sont confrontés au surendettement, ce qui limite leur capacité à investir dans la souveraineté alimentaire et les services sociaux, aggravant ainsi la faim et les inégalités. Le troisième Forum Nyéléni doit devenir un espace de résistance et de campagne contre ces politiques. La dette n’est pas seulement un fardeau financier, c’est une entrave qui limite la capacité des gouvernements à donner la priorité au bien-être de leurs populations, et une arme pour poursuivre l’extraction des richesses des sociétés touchées par la crise, initialement créée par la dette.

L’annulation de la dette est essentielle pour rompre ce cycle. Elle permettrait aux pays de donner la priorité à leurs populations et à leurs communautés, en se concentrant sur des systèmes alimentaires agroécologiques où les petits producteurs de denrées alimentaires peuvent nourrir leurs communautés en harmonie avec les territoires.

Sous les feux de la rampe 3

Comment lever des fonds pour construire la souveraineté alimentaire ?

La construction de la souveraineté alimentaire et le développement de l’agroécologie nécessitent des infrastructures sociales, physiques, économiques et financières, publiques, dédiées et permanentes.  Des types et des montants de financement appropriés et suffisants sont requis à plusieurs niveaux, afin de garantir que les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires disposent des fonds et des autres ressources (telles que la terre, l’énergie et l’eau) nécessaires pour investir dans la production, la transformation, le stockage et la distribution/commercialisation. Dans le même temps, des environnements politiques favorables sont indispensables pour fournir les financements requis et renforcer les fondements sociaux, économiques et environnementaux de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie : les financements ne sauraient enfermer les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires dans des cycles d’endettement, et les politiques doivent les protéger de la concurrence des entreprises agroalimentaires.

Une mesure cruciale consiste à réorienter les budgets multilatéraux nationaux et mondiaux consacrés à l’alimentation, à l’agriculture et au climat, en abandonnant les systèmes alimentaires et les chaînes de valeur industriels et corporatistes au profit de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie. L’élimination des subventions directes et indirectes colossales que les entreprises agroalimentaires reçoivent pour la production, les exportations, le transport, la commercialisation et la protection contre leurs responsabilités socio-environnementales libérera d’énormes quantités d’argent à différents niveaux, qui pourront être utilisées pour financer l’infrastructure nécessaire à la souveraineté alimentaire.

Simultanément, des flux de recettes publiques peuvent être mobilisés par le biais de différents types d’impôts :  impôt progressif général ; imposition appropriée des sociétés, y compris pour les bénéfices tirés des grands marchés et des transactions numériques ; impôts exceptionnels sur les bénéfices tirés de la spéculation sur les denrées alimentaires, les marchandises et les terres ; taxes sur la malbouffe et les aliments ultra-transformés, etc. Les paradis fiscaux offshore doivent être fermés, et des lois contre l’évasion fiscale et la corruption doivent être instituées et appliquées, y compris la saisie des actifs des riches fraudeurs fiscaux. L’argent provenant de ces mesures peut être utilisé pour subventionner l’approvisionnement alimentaire à petite échelle, les coopératives de producteurs-consommateurs, les marchés territoriaux, les banques alimentaires communautaires, les programmes de santé et d’assurance communautaires et d’autres services collectifs importants pour la souveraineté alimentaire. Plus important encore, ces mesures peuvent libérer de l’argent pour alléger la dette des communautés rurales et urbaines pauvres et leur donner accès à un crédit adéquat, leur permettant ainsi de reconstruire leurs capacités économiques.

La souveraineté alimentaire repose sur le droit des personnes et des communautés à se nourrir et à mener une vie pleine, saine et productive dans la dignité, la justice et l’égalité pour les générations actuelles et futures.  Pour cela, les gouvernements et la société doivent investir massivement et de manière continue dans la transformation des systèmes sociétaux, politiques et économiques, afin que l’approvisionnement alimentaire à petite échelle reçoive les ressources financières dont il a besoin de toute urgence. Il s’agit notamment de mesures telles que l’achat public d’aliments produits de manière agroécologique pour la restauration scolaire et d’autres besoins alimentaires communautaires, l’investissement public dans les marchés territoriaux et la protection de l’environnement, la fin de la spéculation alimentaire, et des politiques garantissant des salaires décents et des conditions de travail sûres pour les travailleur·euses du système alimentaire, en particulier pour les femmes. Les crises alimentaires sont créées et exacerbées par la finance internationale déréglementée, qui met à mal la souveraineté alimentaire.  Les actions décrites ci-dessus par les gouvernements et les agences multilatérales sont importantes pour protéger nos systèmes alimentaires et envoient également des signaux positifs à l’ensemble de la société pour soutenir la souveraineté alimentaire.

Bulletin n° 60 – Éditorial

Résister à la menace de la finance mondiale, construire la souveraineté alimentaire

Illustration : Cette illustration a été réalisée par les membres du département d’art de Tricontinental, pour leur dossier numéro 88.  Le pacte faustien de l’Afrique avec le Fonds monétaire international. Cette œuvre illustre le pacte faustien auquel sont contraints tous les pays d’Afrique, au détriment de leur souveraineté financière, industrielle, agricole et politique.

Le 3e Forum Global Nyéléni doit se tenir au Sri Lanka au mois de septembre. Le Sri Lanka n’a pas été choisi au hasard : en 2022, un soulèvement populaire, connu sous le nom d’Aragalaya, a renversé le régime néolibéral qui avait plongé le pays dans une grave crise de la dette et sociétale.

Sur la dette externe exorbitante du Sri Lanka de 57 milliards de dollars américains, environ 32 % sont dus à des institutions financières multilatérales telles que la Banque asiatique de développement, la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI). 28 % supplémentaires sont dus au Club de Paris. Près d’un quart des revenus du gouvernement sert à rembourser les créanciers étrangers, et une grande partie de cette dette s’accompagne de conditions qui promeuvent la privatisation des services publics et la mercantilisation des terres et ressources naturelles.

Le Sri Lanka n’est pas le seul dans ce cas. Vingt pays africains sont en situation de surendettement, et près de la moitié de la population mondiale vit dans des pays qui dépensent davantage en remboursement de dette que dans les services publics. Les institutions financières internationales ont influencé les budgets nationaux et l’architecture financière de sorte que les intérêts du capital financier priment sur le bien-être et la santé des peuples et de la planète. Une réaction internationale est nécessaire pour construire la souveraineté alimentaire et des systèmes alimentaires agroécologiques résilients.

 Lors d’un dialogue récent organisé par le Comité des Nations Unies sur la sécurité alimentaire mondiale, le Mécanisme de la Société Civile et des Peuples Autochtones ont fortement insisté : il ne peut y avoir de souveraineté alimentaire sans souveraineté financière ! Ce bulletin se penche sur les principaux problèmes liés à ce sujet et sur des propositions pour les contrer.

Focus on the Global South et La Via Campesina