Sous les feux de la rampe

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De la réforme agraire aux droits des peuples sur les territoires : un bref historique des luttes populaires pour les ressources naturelles

La lutte pour la terre a été un pilier du mouvement pour la souveraineté alimentaire depuis ses débuts dans les années 1990. A cette époque, dans les différentes régions du monde, les organisations paysannes et les paysans sans terre se mobilisaient contre l’extrême concentration des terres et les grandes exploitations agricoles (appelées parfois latifundios) héritées souvent de l’époque coloniales [Dans plusieurs pays, les luttes sociales de la deuxième moitié du 20 ème siècle ont englobé cette organisation contre la concentration des terres et les revendications pour une redistribution des terres. Plusieurs mouvements révolutionnaires en Asie par exemple, même après la décolonisation, se centraient sur la terre.]. En 1999, La Via Campesina a lancé une campagne mondiale pour la Réforme Agraire (GCAR) afin d’impulser des politiques de distribution des terres basées sur les droits humains et s’opposer aux approches qui soutiennent que les marchés sont le meilleur moyen d’attribuer les terres aux usager les plus “efficients” et les plus rentables. Les revendications des mouvements paysans pour une reforme agraire globale ont été soutenues internationalement et se sont concrétisées dans la déclaration finale de la Conférence Internationale sur la Réforme Agraire et le Développement Rural (ICCARD pour su abréviation en anglais) en 2006.

A la fin des années 2000, deux faits importants ont changé le contexte des luttes pour la terre. Premièrement, le mouvement pour la souveraineté alimentaire s’est réuni lors du Forum Mondial pour la Souveraineté Alimentaire à Sélingué( Mali). Différents groupes de petits producteurs alimentaires comme des peuples autochtones, des éleveurs, des pêcheurs artisanaux, ont participé à cette rencontre historique. Ces organisations avaient des histoires et des préoccupations différentes de certaines organisations paysannes et ne centraient pas nécessairement leurs revendications sur une réforme agraire. La notion de « territoires » a alors émergé des débats comme une notion plus holistique englobant à la fois la relation étroite et multiple que les différentes communautés ont avec leur environnement naturel et incluant les terres agricoles, l’eau, la pêche, les parcours et les forêts.

Deuxièmement, les prix alimentaires et les crises financières qui ont débuté en 2008 ont provoqué une nouvelle vague d’accaparement de la terre, qui visait aussi des régions qui, jusque là, n’avaient pas connu de tels niveaux de concentration des terres (par exemple en Afrique de l’Ouest). Cette nouvelle ruée vers la terre a suscité une résistance farouche des communautés et des organisations de petits producteurs alimentaires pour défendre leurs territoires y compris leurs régimes fonciers collectifs et coutumiers.

En 2011, des organisations de par le monde se sont rassemblées à Sélingué pour une Conférence Paysanne Internationale pour Stopper l’Accaparement des Terres. Ceci a marqué un moment important dans la constitution d’un mouvement mondial contre l’accaparement des terres construit sur les revendications d’une réforme agraire mais qui reconnaît aussi davantage les revendications des mouvements et des groupes qui ne se reconnaissaient pas vraiment dans le langage de la réforme agraire. En 2016, les mouvements sociaux et leurs alliés se sont réunis pour une Conférence Internationale sur la Réforme Agraire à Marabá, Brésil au cours de laquelle ils ont adopté le concept de Réforme Agraire Populaire, initié par La Via Campesina Brésil et qui intègre les revendications de distribution de terres dans des politiques plus globales pour transformer l’économie et la société y incluant spécifiquement les travailleurs urbains.

L’accaparement mondial des terres a remis le sujet au top de l’agenda international. Cela a notamment encouragé la FAO (Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture des Nations Unies) à élaborer un document de référence international sur la gouvernance des ressources naturelles. Les organisations de petits producteurs alimentaires rassemblés au sein du Comité de Planning International pour la Souveraineté Alimentaire (CIP) ont mené la participation de la société civile dans les négociations qui eurent lieu au Comité pour la Sécurité Alimentaire Mondiale (CFS). Les Lignes directrices pour une Gouvernance Responsable des Terres, des Pêches et des Forêts (Directives foncières) ont été adoptées en 2012. S’appuyant sur ICARRD, elles clarifient les obligations des états à respecter, protéger et garantir tous droits fonciers légitimes -qu’ils soient reconnus légalement ou pas – en accordant la priorité aux groupes les plus marginaux. Elles comprennent des mesures pour la protection des systèmes fonciers coutumiers de même que pour la restitution et la redistribution [Pour les Directives Foncières: Le Groupe de Travail CIP Terre et Territoire a développé un Manuel pour aider les organisations de base à utiliser cet instrument international]. Les Directives foncières ont été complétées en 2014 par des Directives pour sécuriser la pêche durable à petite échelle, qui mettent aussi l’accent sur la dimension collective des droits de plusieurs communautés.

Ces directives internationales ont donné l’occasion aux organisations sociales d’avancer dans leurs luttes aux niveaux local, national et régional.
Elles ont mené à des avancées importantes dans plusieurs pays et ont contribué à une reconnaissance internationale explicite du droit humain à la terre pour les populations rurales. Ceci a été finalisé avec l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Paysans et des travailleurs en zones rurales en 2018 [Voir en particulier les articles 5 et 17] qui complète la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones et la Convention n° 169 de l’Organisation Internationale du Travail. Cependant les Directives Foncières ont aussi été adoptées par des acteurs qui considèrent tout d’abord la terre et les ressources naturelles connexes comme un actif économique et financier mondialisé. Dans un tel cadre, « garantir les droits fonciers » ou« la sécurité d’occupation » signifie en clair donner des droits de propriété exclusifs, habituellement sous forme de titres fonciers individuels. La Coalition Internationale pour la Terre (ILC, pour su abréviation en anglais) est une des manifestations les plus emblématiques de cette approche, qui considère comme nécessaires les projets d’investissements liés à la terre tout en reconnaissant qu’il faut limiter les effets négatifs sur les populations locales. C’est dans un tel cadre que la terre a été intégrée dans l’Agenda 2030 pour un Développement Durable et dans les Objectifs de Développement Durable (SDGs pour su abréviation en anglais).

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Terre et territoires au jour d’aujourd’hui : nouveaux défis et luttes plus larges

Au même moment où la terre et les ressources naturelles ont été mises à l’agenda mondial comme questions cruciales, la dépossession des communautés et des populations a atteint de nouveaux sommets. Aujourd’hui, les mouvements sociaux de lutte pour des territoires doivent faire face à un contexte nouveau marqué par un certain nombre de développements :

Financiarisation : La crise financière qui a démarré en 2008/09 a mis en évidence le pouvoir énorme du capital financier et ce qu’il entraine comme dépossession et destruction des moyens de subsistance pour les communautés de par le monde. Les offres foncières et d’autres types de projets « d’investissement » (agriculture extensive, infrastructure, etc.) sont gérés via des sites d’investissement opaque, des paradis fiscaux et des centres offshore. De nouveaux instruments financiers comme les dérivatifs facilitent de nouvelles formes d’enrichissement et de spéculation par les entreprises et les acteurs financiers [[Pour plus d’information (en anglais)]. Alors que la financiarisation a entrainé des nouveaux niveaux de contrôle sur les territoires des peuples, concentrés dans les mains de quelques acteurs puissants – par exemple, l’entreprise d’agrobusiness Olam basée à Singapour qui possède et gère plus de 3 millions d’hectares de terres et de forêts de par le monde -, cela met en défi les revendications traditionnelles pour une réforme agraire, comme l’appel pour la distribution des terres non utilisées.
Ceci est du au fait que la valeur de la terre comme actif financier est détaché de son usage et la terre qui n’est pas cultivée est utilisée d’une autre manière pour générer des retours financiers. Ceci vaut aussi pour les forêts et les océans qui ont été transformés en actifs dans différents scénarios pour atténuer les changements climatiques et ce, sous l’appellation d’économie « verte » ou « bleue ».
La financiarisation implique que le contrôle effectif sur la terre et les autres ressources naturelles passe de plus en plus aux mains d’acteurs financiers qui ne sont pas nécessairement visibles pour les communautés et les populations concernées. Ceci inclut les fonds de pension, les fonds d’investissement, les banques, les compagnies d’assurances et les sociétés de gestion d’actifs comme BlackRock, la plus grande société financière au monde. Les luttes pour la terre et les territoires impliquent donc aussi de questionner la justice financière et de lutter contre l’évasion fiscale, pour la fermeture des paradis fiscaux et pour en finir avec les flux financiers illicites.

Numérisation : les technologies numériques joue un rôle crucial pour transformer la terre, les pêches et les forêts en actifs mondialisés et constitue donc un élément clé de la financiarisation. La numérisation est encouragée par les gouvernements, les institutions internationales et le monde des entreprises comme une nouvelle « solution miracle » qui rendrait plus efficiente la gouvernance des ressources naturelles et assurerait la sécurité foncière pour les communautés. Alors que le mouvement pour la souveraineté alimentaire et les organisations de petits producteurs alimentaires doivent encore discuter jusqu’à quel point les technologies numériques peuvent être utilisées d’une manière émancipatrice, il est clair que l’agenda de numérisation conduit par les entreprises perpétue des inégalités structurelles et des déséquilibres de pouvoir [Pour plus d’information, voir svp la Nyéléni Newsletter n° 37 sur “La numérisation du système alimentaire”].

Montée de l’autoritarisme et crise de la démocratie : les mouvements sociaux et les luttes des peuples autochtones sont de plus en plus coincés entre des régimes autoritaires, racistes ou chauvinistes qui cherchent d’un côté, à récupérer les revendications de terre pour leurs propres objectifs et de l’autre, des mains-mises d’entreprises sur des espaces de gouvernance. Ces développements ont entraîné un niveau alarmant de détérioration des droits humains et de la démocratie au niveau national et international. En conséquence, les fondamentaux servant de cadre aux revendications et aux campagnes ont changé. Au niveau international, la montée en puissance des entreprises, l’incapacité des institutions des Nations Unies de fournir des conseils utiles et crédibles en temps de crises ainsi que la montée d’un autoritarisme de droite ont entrainé une crise profonde du système multilatéral des Nations Unies, ce qui a de lourdes conséquences pour la mise en œuvre des réalisations citées plus haut [Un exemple en est le Sommet sur les Systèmes Alimentaires planifié pour 2021 et dont le processus conduit par les entreprises, a été dénoncé par 500 organisation de par le monde].

Convergence des luttes agraires et écologiques : la crise écologique profonde du monde actuel et qui se manifeste encore plus fortement dans le réchauffement climatique causé par les humains et dans les pertes dramatiques de la biodiversité, a des implications fortes sur la souveraineté alimentaire. Les mouvements agraires et les luttes pour la terre et les territoires doivent intégrer ces questions d’une manière globale. Une preuve de la pertinence des questions écologiques se trouve dans le fait que les discussions concernant la terre se sont déplacées des espaces traditionnels de gouvernance de terre pour être abordées de plus en plus dans d’autres forums comme ceux en lien avec le changement climatique, la biodiversité, la dégradation des terres et des sols etc. [Ceci s’est passé en même temps que la FAO a abandonné largement son rôle de leader sur les questions agraires et n’offre pas de stratégie claire pour la mise en œuvre des Directives Foncières en ligne avec l’UNDROP. Ceci a ouvert la porte à ce que d’autres acteurs occupent ce rôle leader comme par exemple la Banque Mondiale et des plateformes de parties prenantes comme l’ILC.] Même si les organisations de petits producteurs alimentaires ont réussi en partie à mettre sur le tapis dans certaines discussions, les Directives Foncières, les Directives SSF et UNDROP, le cadre de ces questions concernant la terre reste très étroit. Certains groupes de la société civile qui ont été actifs sur les plateformes pour le climat et la biodiversité, par exemple, mettent l’accent sur des revendications spécifiques et limitées comme des garanties pour protéger les droits des peuples autochtones ou la formalisation de droits à la terre des communautés. Les organisations de petits producteurs alimentaires luttant pour la souveraineté alimentaire ne sont pas bien représentées (encore) dans ces forums qui sont dominés par des ONG spécialisées et leur « expertise ». Les organisations de petits producteurs alimentaires du CIP se battent actuellement pour une plus grande reconnaissance du rôle des populations rurales comme gardiens des écosystèmes ; ce qui implique qu’elles aient un contrôle effectif sur leurs territoires.

Focus sur le modèle de production : Actuellement, les débats les plus vifs autour de l’alimentation porte sur la nécessaire transformation des systèmes alimentaires et l’agro écologie. A la lumière d’une profonde crise de légitimité du modèle agroindustriel, insoutenable de manière trop évidente, les mouvements sociaux et CSO ont atteint d’importants résultats, spécialement dans le CFS [Le CFS est engagé actuellement dans deux importants processus 1/ la négociation sur des Directives Volontaires pour les Systèmes alimentaires et la Nutrition ; et 2/ le développement de recommandations politiques sur l’Agroécologie et d’autres approches innovantes.] et FAO [Selon deux conférences internationales de la FAO et une série de symposiums régionaux, le Conseil de la FAO (l’organe exécutif de la FAO) a formellement adopté Dix Eléments de l’Agroécologie en Décembre 2019]. La terre et les territoires sont au centre des débats mais ils sont rarement discutés dans ce contexte. De plus, malgré la crise de légitimité de l’agri business, il y a peu de réel changement jusqu’ici. L’agri business a mis en avant l’agriculture climato-intelligente et l’usage de nouvelles technologies (biologique et numérique) comme fausses solutions supposées leur conserver le pouvoir. La pandémie du COVID et les limitations que cela a entrainées pour les mouvements sociaux et les organisations des peuples autochtones en termes de mobilisation, a été utilisée par l’agri business pour étendre son pouvoir dans beaucoup de pays [Parmi les exemples les plus frappants, l’entrée des OGM en Equateur et en Bolivie et la déforestation toujours croissante au Brésil.] et dans le discours dominant internationalement.

La pandémie COVID-19 et les réponses : Bien que la crise causée par la pandémie et les réponses des gouvernements ont mis en évidence les profondes inégalités de nos sociétés et la crise profonde du système alimentaire industriel, les débats et les mesures prises se sont concentrées sur les aspects santé. Malgré le large constat que les activités d’extraction, agri business inclut, sont responsables de la destruction des écosystèmes et que cela entraîne l’émergence de nouveaux agents pathogènes, les réponses internationales et nationales visent le maintien des grandes entreprises et des chaînes de valeur mondiales. Tandis que certaines organisations paysannes faisaient le lien avec la concentration des terres, et évoquaient les reformes redistributives en tant que réponse partielle à la crise, à la récession économique et à l’augmentation des inégalités qui vont suivre [Voir par exemple ” MST’ Plan d Urgence pour la Réforme Agraire Populaire” (en espagnol)], aucune proposition globale n’a été faite encore par le mouvement pour la souveraineté alimentaire sur comment intégrer la terre et les territoires dans l’ordre post-pandémie.

En ce temps de perturbations et de changements majeurs, il est important de raviver et (au moins partiellement) de recentrer les luttes pour la terre et les territoires dans ce nouveau contexte. Cela demandera de s’appuyer sur les « anciennes » stratégies en attendant de trouver de nouvelles voies adaptées aux circonstances actuelles. Ces dernières années, des convergences des luttes émergent : que ce soit pour la souveraineté alimentaire, les droits des femmes ou encore pour la justice environnementale, sociale et financière. Les mouvements et les revendications se connectent de manière nouvelle et pourraient mener à de nouvelles stratégies de pouvoir pour arriver à un changement systémique. Dans plusieurs pays, « l’urgence » COVID a boosté la solidarité et l’organisation locale, en combinant l’aide directe et les actions de soutien avec des revendications politiques pour un réel changement.

Le moment actuel offre l’opportunité d’une profonde réflexion collective orientée vers l’action parce qu’il a démontré plus que jamais les énormes injustices et inégalités du système alimentaire et du système économique. C’est aussi un moment qui permet de reconfigurer les relations de pouvoir qui vont déterminer jusqu’où les mouvements sociaux et la mobilisation des citoyens vont pouvoir faire avancer l’agenda de la souveraineté alimentaire.