Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe 1

Mettons un terme à la promesse des « économies vertes »

Nous vivons à une époque où notre Terre Nourricière peine à accueillir la vie, en raison du capitalisme « financiarisé ». Un système où notre planète et toutes les formes de vie qu’elle abrite (sous terre, dans les forêts et les mers, mais aussi les soins et la santé dans nos foyers et nos communautés) deviennent des biens de consommation pour enrichir les grandes entreprises et le secteur financier. Cette logique s’invite dans les trois conventions dites « de Rio » des Nations Unies[1], élaborées pour mettre un terme à la menace existentielle qui plane sur l’humanité, à savoir le changement climatique, la perte de biodiversité et la désertification.

Les mouvements pour la justice climatique exigent depuis longtemps que les principaux responsables de la crise climatique (les pays historiquement industrialisés et leurs classes les plus aisées) apportent les ressources nécessaires pour aider à la résoudre. La finance est l’un des aspects majeurs des revendications concernant la dette climatique et les dédommagements. Pourtant, alors que les recherches concluent que des billions seraient nécessaires pour le financement de l’action climatique, 100 milliards de dollars américains de finance réelle, publique et démocratique n’ont même pas été atteints. Au lieu de cela, la finance privée néfaste occupe le terrain, armée d’un éventail de nouveaux instruments financiers déconcertants, tels que les paiements pour les services rendus par les écosystèmes, les banques de carbone, les crédits carbone, les compensations basées sur la nature et la conversion de dettes en mesures en faveur de la nature. Certaines banques espèrent que le marché volontaire du carbone, où les acteurs de la finance achètent, vendent, échangent et spéculent sur le carbone, atteindra 1 billion de dollars d’ici 2027, générant des superprofits pour les investisseurs.

En parallèle, le nouveau cadre mondial pour la biodiversité a appelé à mobiliser 200 milliards de dollars américains pour le financement de la biodiversité d’ici 2030 et certains appellent à des marchés de compensation de la biodiversité. À l’instar de la finance climatique existante basée sur le marché, ceux-ci seront définis par le financement mixte où les fonds publics servent à réduire les risques des investissements (et garantir des revenus « adaptés » pour les acteurs privés de la finance). De nouveaux mécanismes comme la conversion de dettes en mesures en faveur de la nature permettent aux États de vendre efficacement leurs territoires protégés aux banques et au secteur de la conservation à grande échelle en échange d’une restructuration de leur dette. Ils sont qualifiés de mécanismes « innovants » mais la seule innovation est la quête de revenus supplémentaires au détriment d’une planète en péril à l’heure où les investissements dans le secteur de l’extraction sont remis en question, ou encore l’octroi d’un contrôle des investisseurs financiers privés sur encore plus de terres et de mers, sans contrôle démocratique. Des initiatives telles que l’engagement 30×30 de l’ONU, visant à conserver 30 % de la surface de la Terre d’ici 2030[2] sont mises en application de telle façon que les communautés sont spoliées et entraînent avec elles de nouvelles formes de revenus pour les grandes entreprises.

La normalisation et l’expansion de ces approches, perçues par beaucoup comme bénéfiques, représentent de grands dangers pour les populations et la planète.

  • En effet, le secteur financier cherche, avant tout, des retours sur investissement. Par conséquent, des communautés locales sont souvent évincées de leurs terres, zones de pêche et territoires, pour les accaparer et en faire des projets carbone et de conservation lucratifs. Parfois, les pratiques traditionnelles des populations locales qui stockent le carbone et protègent la biodiversité sont monétisées, et la majorité des revenus engendrés terminent dans les poches des investisseurs. Le recours à la violence est souvent de mise pour ces spoliations : des milices privées de conservation ou la police et les armées nationales qui prennent le parti des bénéficiaires au sein des grandes entreprises.
  • Cette violence renforce le pouvoir et l’emprise de ces mêmes acteurs qui sont responsables de la destruction de la planète et des violations des droits humains, par le biais de leurs investissements considérables et continus dans l’extraction, l’agrobusiness et les énergies fossiles. L’idée circule que les profits pour ces grandes entreprises peuvent perdurer tandis qu’ils prétendent « sauver » la planète. Mais la crise du contrôle des grandes entreprises, de l’extraction, des profits et de la surconsommation à l’origine des crises ne cesse pas pour autant.
  • En orientant l’argumentation vers des « économies vertes », ils détournent l’attention des réglementations contraignantes et des changements politiques que nous défendons, nécessaires pour mettre fin au chaos climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Cet argumentaire dépolitise les sujets d’accès et de contrôle démocratiques des terres, de l’eau, des ressources et des territoires en promettant « trois gagnants » (les personnes, la planète, les profits), ce qui nous détourne de questions essentielles, qui en paye le prix et qui récolte les bénéfices de ces interventions ?

Nous devons empêcher l’émergence de ce nouveau complexe financier-entreprises-écologie. Les peuples qui dépendent de ces terres et territoires et y vivent en harmonie, les communautés du Sud mondial et les travailleurs et travailleuses du monde entier subissent les conséquences de notre système actuel capitaliste et néolibéral destructeur. Pour y mettre un terme, ils doivent disposer d’influence et de contrôle sur la transition. De façon concrète, nous devons exiger la fin de la dette, le respect des promesses en matière de financement public de l’action climatique et pour la biodiversité, le plein respect des droits des paysans, des communautés indigènes et autres communautés affectées, ainsi que des indemnisations par des voies populaires et démocratiques.

Sous les feux de la rampe 2

Remettre en question la « finance bleue »

Au cours de la dernière décennie, les stratégies internationales pour la conservation des océans ont considérablement changé. De plus en plus, les projets de conservation reposent sur la levée de fonds grâce aux marchés financiers et sont ainsi prévus pour garantir des bénéfices aux investisseurs. Beaucoup parlent alors de « finance bleue ». Le soutien international grandit, et est perçu comme un moyen indispensable de combler des lacunes financières imaginaires pour préserver la biodiversité marine. Ce qui peut être considéré comme la financiarisation de la conservation a donné naissance à des « instruments financiers innovants » comme les obligations bleues et la conversion de dettes en mesures en faveur de l’océan.

Les obligations bleues découlent d’une série précédente d’obligations « vertes » ou « sociales ». Le raisonnement de base consiste à lever des capitaux sur le marché international des obligations mais en partant du principe que l’argent servira des objectifs verts et/ou à visée sociale. Une question majeure subsiste, qui définit ce qui est vert et social et qui s’assure que l’argent a effectivement servi des causes vertes et sociales ? Ces questions sont sujettes à polémique. En 2018, la Banque mondiale a aidé le gouvernement des Seychelles à produire la première obligation bleue au monde. Elle était présentée comme une obligation prévue pour soutenir la conservation de l’océan et le développement de l’économie bleue. Dans les faits, c’est l’exemple de ce que l’on appelle le « financement mixte » où les fonds publics (l’aide au développement, par exemple) servent à faciliter les investissements du secteur privé.

L’idée derrière une conversion de la dette implique un bailleur de fonds (l’organisation qui prête l’argent au gouvernement d’un pays en développement) qui ne récupère pas une partie des fonds prêtés. Les économies réalisées par le pays en développement sont ensuite réallouées à la conservation. Le principe semble clair. Néanmoins, les mécanismes impliqués peuvent être très complexes, et chaque conversion de la dette en mesures en faveur de la nature est unique dans sa structure.

La finance bleue est encore à ses balbutiements. Pourtant, les organisations de conservation aux États-Unis, emmenées par The Nature Conservancy ont participé au financement à hauteur de plus de 2,5 milliards de dollars pour la conversion de dettes en mesures en faveur de l’océan dans 5 pays seulement. Une obligation bleue est également l’objectif pour l’initiative des Nations Unies pour un grand mur bleu (« Great Blue Wall Initiative » en anglais).

Malgré le soutien international pour la finance bleue, si elle est en adéquation avec les ambitions mondiales pour l’objectif de biodiversité 30×30, plusieurs raisons expliquent pourquoi les obligations bleues et les conversions de dette menacent les petits producteurs alimentaires. Il peut s’agir de transactions financières opaques qui manipulent les dettes des pays du Sud, entraînant un transfert de richesses et de pouvoirs vers les organisations de conservation américaines qui ne rendent pas de comptes, et qui collaborent désormais étroitement avec des entreprises d’investissement et le secteur bancaire. Elles renforcent davantage l’idée dangereuse que la protection de la nature doit engendrer des revenus infinis pour le secteur privé.

Un manque de financement n’est pas à l’origine de la crise climatique et de biodiversité. Il s’agit de crises d’abondance et de course au profit à court terme, qui sont des problèmes existentiels causés par des marchés financiers mondiaux mal réglementés. Aussi, les solutions pérennes qui mettent en avant la promotion des moyens de subsistance et la souveraineté alimentaire doivent venir d’un changement politique et culturel, et non de la manipulation de la dette.

Pour en savoir plus sur la finance bleue, consultez ici.


[1] I. Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques II. Convention sur la diversité biologique III. Convention sur la lutte contre la désertification.

[2] Un exemple ici.