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Implications de la finance mondiale sur la souveraineté alimentaire
L’une des plus grandes menaces pour la souveraineté alimentaire est le pouvoir de la finance mondiale sur l’économie réelle, les systèmes alimentaires et la gouvernance alimentaire et économique. Depuis l’avènement du néolibéralisme dans les années 1980, les marchés financiers se sont développés à l’échelle mondiale, le capital financier étendant son emprise sur les économies nationales et infranationales par le biais de la banque, de la microfinance et des investissements extractifs et spéculatifs dans des secteurs stratégiques tels que l’alimentation, la terre, l’agriculture, l’eau, l’exploitation minière, l’énergie, le développement immobilier et l’infrastructure physique. Cela a été rendu possible par les changements dans la réglementation financière et les technologies financières numériques (fintech) qui permettent aux capitaux de circuler librement à travers les frontières nationales et dans le monde entier et d’atteindre les communautés par le biais d’applications bancaires ou de paiement numériques (via les téléphones mobiles). Un large éventail d’instruments financiers, des fonds de pension, les fonds communs et les fonds indiciels aux valeurs mobilières et aux produits dérivés, a permis aux entreprises et aux particuliers de bénéficier de façon disproportionnée de ces investissements, au détriment de l’économie réelle, de la biodiversité, de l’environnement, de la stabilité de l’emploi, de l’accès à la nourriture et du climat. La mondialisation financière a ouvert la porte à la spéculation sur les denrées alimentaires et agricoles – où les traders achètent et vendent de futurs contrats sur les denrées alimentaires et/ou parient sur les prix à venir pour engendrer des bénéfices – augmentant la vulnérabilité du monde à des crises financières et alimentaires récurrentes.
Les crises financières ont de graves répercussions sur les moyens de subsistance, l’emploi, les revenus, la souveraineté alimentaire et la santé des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, des travailleur·euses et des communautés rurales et urbaines pauvres, en particulier dans le Sud mondial. Les conséquences sont exacerbées par la faiblesse (ou l’absence) des mesures nationales de protection sociale, de lutte contre la faim et la malnutrition, de soins de santé et d’allègement de la dette, qui sont des outils importants permettant d’absorber les chocs économiques. Depuis des décennies, les programmes d’ajustement structurel (PAS) et les mesures d’austérité élaborés par la Banque mondiale et le FMI ont enfermé de nombreux pays du Sud dans des pièges vicieux liés à la dette, dont les principaux éléments sont la libéralisation du commerce et de l’investissement, la privatisation et la déréglementation. En échange de prêts destinés à assurer le fonctionnement des économies nationales et l’accès aux marchés financiers mondiaux, la BM et le FMI continuent d’exiger des réductions massives des aides publiques aux biens et services essentiels, la suppression des protections pour les travailleur·euses, les petits producteurs agricoles et l’environnement, ainsi que des réformes radicales des politiques et réglementations nationales au service du secteur des entreprises et des marchés libres.
Les PAS et le néolibéralisme ont ouvert la voie à la financiarisation de l’alimentation, qui accroît considérablement l’implication des entités financières (banques commerciales, fonds souverains, fonds d’investissement privés, sociétés de gestion d’actifs, etc.) dans les systèmes alimentaires et dans les transactions mondiales de produits financiers liés à l’alimentation, à la terre et à d’autres éléments essentiels à la production alimentaire. La crise alimentaire de 2008 a accéléré la financiarisation de l’alimentation, car les États se sont précipités pour sécuriser les approvisionnements alimentaires, créant ainsi de nouvelles possibilités de profit pour les investisseurs financiers.
La financiarisation et la faiblesse de la réglementation antitrust ont permis aux entreprises de consolider leur taille de marché et leur pouvoir dans les systèmes alimentaires par le biais de fusions et d’acquisitions. Les grandes entreprises attirent davantage d’investissements financiers de la part des banques et des gestionnaires d’actifs, ce qui leur permet à leur tour de se consolider davantage, entraînant une concentration des entreprises dans les systèmes alimentaires. L’augmentation du pouvoir financier et sur le marché permet aux entreprises de façonner la gouvernance des systèmes alimentaires en influençant les politiques, les réglementations, les lois et la recherche nationales et internationales en leur faveur, au détriment de millions des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, des travailleurs, des peuples autochtones et des populations rurales, périurbaines et urbaines. Il incombe de toute urgence aux mouvements pour souveraineté alimentaire du monde entier de développer des mesures stratégiques, légales et applicables pour faire reculer et empêcher l’infiltration de la finance mondiale dans les systèmes alimentaires du monde.
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Une pression mondiale pour une annulation de la dette est nécessaire !
Au cœur de la crise alimentaire mondiale actuelle se trouve un système commercial façonné par des politiques néolibérales qui favorisent les profits plutôt que les personnes et où priment les intérêts des pays exportateurs, grands et riches. Ces politiques mettent en avant des approches axées sur le marché, permettant aux grandes entreprises agroalimentaires de dominer au détriment des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires qui nourrissent les communautés depuis des générations. La concentration du marché retranche les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires et les travailleur·euses de l’agroalimentaire en marge de la société et de l’économie, et l’accès à l’alimentation devient un privilège plutôt qu’un droit.
Les politiques néolibérales et dominées par le marché sont profondément liées à la politique de la dette. Les pays en développement sont confrontés à d’importants défis économiques en raison de la concentration des marchés agricoles, de la baisse des revenus et des dettes extérieures écrasantes envers les créanciers publics et privés. Pour conserver l’accès aux capitaux internationaux, les gouvernements des pays fortement endettés sont contraints de donner la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’au bien-être de leurs citoyen·nes et d’adopter des politiques favorables aux entreprises et au marché plutôt que des programmes qui soutiennent la souveraineté alimentaire et l’agriculture durable. Cela crée un cercle vicieux dans lequel les besoins des populations continuent d’être marginalisés au profit des obligations financières envers les créanciers internationaux.
Selon la CNUCED, la dette extérieure des pays en développement a atteint le chiffre record de 11 400 milliards de dollars américains. En 2023, 54 pays en développement (dont près de la moitié en Afrique) ont consacré au moins 10 % des fonds publics au paiement des intérêts de la dette. Aujourd’hui, 3,3 milliards de personnes vivent dans des pays qui dépensent plus pour le paiement de la dette que pour la santé ou l’éducation.
Le troisième Forum Global Nyéléni, prévu en septembre, se tiendra au Sri Lanka, un pays qui a été confronté à de graves problèmes économiques en raison de sa dette extérieure. Le Sri Lanka s’est retrouvé en défaut de paiement de la dette extérieure en 2022, entraînant un programme de restructuration sous l’égide du FMI. Le gouvernement a été contraint de donner la priorité aux paiements de la dette plutôt qu’aux droits des citoyens, ce qui a gravement affecté la capacité du pays à investir dans la production alimentaire, les moyens de subsistance ruraux et la sécurité sociale de sa population.
Les données actuelles montrent que 60 % des pays à faible revenu et 30 % des pays à revenu intermédiaire sont confrontés au surendettement, ce qui limite leur capacité à investir dans la souveraineté alimentaire et les services sociaux, aggravant ainsi la faim et les inégalités. Le troisième Forum Nyéléni doit devenir un espace de résistance et de campagne contre ces politiques. La dette n’est pas seulement un fardeau financier, c’est une entrave qui limite la capacité des gouvernements à donner la priorité au bien-être de leurs populations, et une arme pour poursuivre l’extraction des richesses des sociétés touchées par la crise, initialement créée par la dette.
L’annulation de la dette est essentielle pour rompre ce cycle. Elle permettrait aux pays de donner la priorité à leurs populations et à leurs communautés, en se concentrant sur des systèmes alimentaires agroécologiques où les petits producteurs de denrées alimentaires peuvent nourrir leurs communautés en harmonie avec les territoires.
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Comment lever des fonds pour construire la souveraineté alimentaire ?
La construction de la souveraineté alimentaire et le développement de l’agroécologie nécessitent des infrastructures sociales, physiques, économiques et financières, publiques, dédiées et permanentes. Des types et des montants de financement appropriés et suffisants sont requis à plusieurs niveaux, afin de garantir que les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires disposent des fonds et des autres ressources (telles que la terre, l’énergie et l’eau) nécessaires pour investir dans la production, la transformation, le stockage et la distribution/commercialisation. Dans le même temps, des environnements politiques favorables sont indispensables pour fournir les financements requis et renforcer les fondements sociaux, économiques et environnementaux de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie : les financements ne sauraient enfermer les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires dans des cycles d’endettement, et les politiques doivent les protéger de la concurrence des entreprises agroalimentaires.
Une mesure cruciale consiste à réorienter les budgets multilatéraux nationaux et mondiaux consacrés à l’alimentation, à l’agriculture et au climat, en abandonnant les systèmes alimentaires et les chaînes de valeur industriels et corporatistes au profit de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie. L’élimination des subventions directes et indirectes colossales que les entreprises agroalimentaires reçoivent pour la production, les exportations, le transport, la commercialisation et la protection contre leurs responsabilités socio-environnementales libérera d’énormes quantités d’argent à différents niveaux, qui pourront être utilisées pour financer l’infrastructure nécessaire à la souveraineté alimentaire.
Simultanément, des flux de recettes publiques peuvent être mobilisés par le biais de différents types d’impôts : impôt progressif général ; imposition appropriée des sociétés, y compris pour les bénéfices tirés des grands marchés et des transactions numériques ; impôts exceptionnels sur les bénéfices tirés de la spéculation sur les denrées alimentaires, les marchandises et les terres ; taxes sur la malbouffe et les aliments ultra-transformés, etc. Les paradis fiscaux offshore doivent être fermés, et des lois contre l’évasion fiscale et la corruption doivent être instituées et appliquées, y compris la saisie des actifs des riches fraudeurs fiscaux. L’argent provenant de ces mesures peut être utilisé pour subventionner l’approvisionnement alimentaire à petite échelle, les coopératives de producteurs-consommateurs, les marchés territoriaux, les banques alimentaires communautaires, les programmes de santé et d’assurance communautaires et d’autres services collectifs importants pour la souveraineté alimentaire. Plus important encore, ces mesures peuvent libérer de l’argent pour alléger la dette des communautés rurales et urbaines pauvres et leur donner accès à un crédit adéquat, leur permettant ainsi de reconstruire leurs capacités économiques.
La souveraineté alimentaire repose sur le droit des personnes et des communautés à se nourrir et à mener une vie pleine, saine et productive dans la dignité, la justice et l’égalité pour les générations actuelles et futures. Pour cela, les gouvernements et la société doivent investir massivement et de manière continue dans la transformation des systèmes sociétaux, politiques et économiques, afin que l’approvisionnement alimentaire à petite échelle reçoive les ressources financières dont il a besoin de toute urgence. Il s’agit notamment de mesures telles que l’achat public d’aliments produits de manière agroécologique pour la restauration scolaire et d’autres besoins alimentaires communautaires, l’investissement public dans les marchés territoriaux et la protection de l’environnement, la fin de la spéculation alimentaire, et des politiques garantissant des salaires décents et des conditions de travail sûres pour les travailleur·euses du système alimentaire, en particulier pour les femmes. Les crises alimentaires sont créées et exacerbées par la finance internationale déréglementée, qui met à mal la souveraineté alimentaire. Les actions décrites ci-dessus par les gouvernements et les agences multilatérales sont importantes pour protéger nos systèmes alimentaires et envoient également des signaux positifs à l’ensemble de la société pour soutenir la souveraineté alimentaire.