Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe

Il n’est pas étonnant que les savoirs paysans, locaux et autochtones soient importants pour la souveraineté alimentaire. La souveraineté alimentaire a été développée par les paysans eux-mêmes. Elle est fondée sur leurs propres expériences et l’analyse collective – concept lancé pour la première fois par La Via Campesina. Depuis, un groupe grandissant d’acteurs divers ont enrichi ce concept dynamique en y ajoutant leurs propres points de vue.
Pour autant, au cours de ces dernières années, le rythme de l’innovation, de l’expérimentation et du dialogue relatif aux connaissances pour la souveraineté alimentaire semble s’intensifier. De nouvelles visions, approches et de nouveaux espaces pour la création de savoirs collectifs se font jour, dont certains font l’objet d’articles brefs dans notre newsletter. Ces développements reflètent l’importance croissante du mouvement de la souveraineté alimentaire dans les débats nationaux, régionaux et internationaux, le renforcement des alliances pour la souveraineté alimentaire, la confiance accrue du mouvement ainsi que l’approfondissement des crises auxquelles on doit faire face. Les mouvements sociaux sont de plus en plus conscients du fait que, pour mettre en œuvre la souveraineté alimentaire, il est nécessaire de disposer de connaissances radicalement différentes de celles que les institutions traditionnelles (universités, groupes de réflexion sur les politiques, gouvernements, grandes entreprises…) proposent.

Dialogue entre les divers acteurs

L’une des alliances les plus prometteuses en termes de développement des connaissances est celle nouée avec les peuples autochtones. En effet, au cours de ces dernières années, ce sont eux qui ont trouvé leur place avec le plus d’assurance dans le mouvement de la souveraineté alimentaire, et leurs contributions ont entraîné des effets profonds sur les concepts concernant les connaissances et les modes de savoirs pour la souveraineté alimentaire. Ils réclament la validité de leur propre épistémologie [“Epistémologie” se réfère aux théories de la connaissance, ce qui peut être connu et comment acquérir ces connaissances.] qui remet en question la vision du monde mécaniste de la science positiviste [Le positivisme est une philosophie de la science qui croit en une vérité objective. Cette doctrine se réclame de l’expérience scientifique et de la preuve des faits logique ou mathématique]. Par exemple, les paysans autochtones des Andes soutiennent que, pour développer la souveraineté alimentaire, ils s’appuient sur les savoirs qui sont ancrés dans leurs histories et rituels et qui sont enracinés dans les expériences tant du monde visible que du monde des rêves (cf. L’écho des campagnes 2). La collaboration entre les peuples autochtones et les spécialistes autochtones et “colons” du Canada a permis de contester les “méthodologies colonisatrices” de l’Université et de développer des méthodologies émancipatoires (cf. Encadré 1).

Il est crucial de créer des espaces pour un dialogue interrégional et transculturel ainsi qu’une formation mutuelle. Un mouvement global comme La Via Campesina (LVC) tire profit de sa diversité pour développer des réseaux horizontaux en vue de créer des connaissances. LVC a mis en route un important processus interne autodidacte de recherche. L’objectif de ce processus est d’identifier, de documenter, d’analyser et de “systématiser” (c’est-à-dire non seulement de documenter mais aussi d’analyser en ayant à l’esprit d’en tirer des leçons) les meilleurs exemples parmi les organisations membres d’Amérique, Afrique, Asie et Europe, dans les domaines de l’agro-écologie, des semences paysannes et d’autres aspects de la souveraineté alimentaire, comme les marchés locaux. Le but en est double : d’une part, développer leur propre matériel d’études, basé sur leurs expériences, avec plus de 40 centres de formation en agro-écologie pour les paysans et de nombreux centres de formation politique interne à LVC ; d’autre part, étayer les campagnes s’adressant à l’opinion publique et aux décideurs politiques avec des données prouvant que des alternatives existent, qu’elles fonctionnent et qu’elles devraient être soutenues par de meilleurs politiques publiques (cf. L’écho des campagnes 1).

Un autre exemple d’espace diversifié pour un apprentissage mutuel est l’initiative Démocratisation de la recherche sur l’alimentation et l’agriculture qui vise à créer des espaces sûrs dans lesquels les citoyens (producteurs d’aliments et consommateurs) peuvent mener des délibérations entre tous afin d’élaborer un système de recherche sur l’alimentation et l’agriculture démocratique et responsable envers l’ensemble de la société (www.excludedvoices.org). Plus particulièrement, l’approche méthodologique cherche à faciliter une conception participative des alternatives, c’est-à-dire une recherche agricole menée par les paysans et les citoyens (cf. Encadré 4). Depuis 2007, cette initiative à l’échelle mondiale s’est déployée dans l’Altiplano andin, en Asie du Sud, en Afrique de l’Ouest et en Asie occidentale. En septembre 2013, les partenaires de l’initiative Démocratisation de la recherche sur l’alimentation et l’agriculture ont organisé un atelier international pour partager les leçons et les réflexions venant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine avec une communauté plus large de paysans européens, de décideurs politiques et de représentants des bailleurs de fonds. Connu sous l’intitulé Atelier St. Ulrich sur la démocratisation de la recherche agricole pour la souveraineté alimentaire et les cultures agraires paysannes, cet atelier international a rassemblé 95 participants de 17 pays. La plupart des participants étaient des paysans, dont la moitié de femmes. L’atelier St Ulrich a mis l’accent sur la nécessité de transformer à la fois les connaissances et les formes de connaissances pour la souveraineté alimentaire et les cultures agraires paysannes.

Engagement d’un dialogue critique entre spécialistes et militants…

Lors de la conférence “Souveraineté alimentaire : Un dialogue critique” ayant eu lieu à la Haye en janvier 2014, Elizabeth Mopfu, Coordinatrice générale de LVC, a invité les spécialistes à partager une critique constructive du concept de souveraineté alimentaire. “Nous voulons entendre vos doutes”, a-t-elle déclaré. La présence de centaines de spécialistes, étudiants et militants à un tel forum indique autant l’intérêt croissant des chercheurs pour la souveraineté alimentaire que la volonté grandissante du mouvement de s’engager avec eux dans un dialogue critique et une collaboration (cf. Encadré 2).

…et travail conjoint en vue de remettre en question les politiques et la gouvernance

Les opportunités de collaboration avec les chercheurs sont parfois liées aux espaces politiques. Etant donné que le mouvement investit pour créer des espaces en vue d’une participation à la gouvernance de l’alimentation et de l’agriculture, il estime que le fait d’occuper ces espaces requiert la collaboration des chercheurs. Par exemple, le Comité international de planification pour la Souveraineté alimentaire (CIP), a joué un rôle clé dans la réforme du Comité sur la Sécurité alimentaire de l’ONU (CSA) ayant eu lieu en 2009. Suite à la crise alimentaire des années 2007-2008, il y eut une demande de réforme du système de gouvernance de l’alimentation et de l’agriculture. Le CIP a plaidé en faveur d’une gouvernance multilatérale avec un système un pays=une voix et avec une participation significative des organisations de petits producteurs d’aliments et autres OSC. Les propositions faites pour des mécanismes de gouvernance moins transparents, y compris de la part du G8, ont été finalement rejetées et le CSA réformé a été déclaré comme étant “la plateforme internationale et intergouvernementale la plus inclusive” pour la gouvernance de l’alimentation et de l’agriculture. Le CSA a constitué sa propre équipe d’experts – le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE en anglais) – afin de fournir des apports pour le processus de décisions à partir d’analyses et de recommandations politiques. Le mandat du HLPE reconnaît dès le début l’importance des savoirs des “acteurs sociaux” et de l’expérience acquise sur le terrain. L’engagement des experts ayant des liens avec le mouvement de la souveraineté alimentaire dans le HLPE, ainsi que le travail plus important du CSA, a entraîné une augmentation des réseaux et une collaboration plus intense entre les spécialistes et les militants.

Concevoir des modes de connaissance multiples

Vu l’augmentation du nombre et de l’éventail des collaborations avec les chercheurs, il y a une plus grande prise de conscience de la nécessité de développer des méthodologies de recherche nouvelles et appropriées dans les cas où les co-investigateurs se basent sur des systèmes de connaissances différents. Les connaissances universitaires sont normalement considérées comme norme de validation supérieure. Or, pour d’autres systèmes de connaissances, il est particulièrement important de développer des méthodologies allant au-delà des connaissances rationnelles et d’expérimenter de multiples formes de connaissances comme l’humour, la musique, le théâtre, etc. La “Journée du dialogue sur les connaissances pour la Souveraineté alimentaire”, ayant eu lieu immédiatement après le Dialogue critique à La Haye en janvier 2014, fut une telle expérience. Le dialogue a été ouvert à environ 70 militants et spécialistes invités qui possédaient une expérience de collaboration. Les organisateurs souhaitaient ouvrir, pendant une journée, un espace où les gens pouvaient faire preuve de leur créativité et curiosité en vue d’un dialogue collectif. Le sentiment exprimé était qu’on avait besoin d’un espace pour des conversations plus enjouées sans la pression d’essayer d’être efficace et d’arriver à un résultat [Voir le rapport ici]. Il s’agit donc d’une étape fondamentale en vue de développer une recherche d’égalisation des pouvoirs (cf. Encadré 3).
Etant donné que les opportunités de recherche et de collaboration entre différents secteurs sociaux augmentent, il devient important de partager les expériences et d’en tirer les leçons. Les rencontres face-à-face entre cultures, visions du monde et systèmes de connaissances doivent devenir plus fréquentes.