Sous les feux de la rampe
Le rôle de la communication rurale populaire dans les luttes des peuples
Dans toute lutte, la communication constitue un outil fondamental mais qui s’avère absolument essentiel pour les luttes disséminées sur l’ensemble d’un territoire. La lutte paysanne peut physiquement couvrir des milliers de kilomètres entre personnes, mais elle est unifiée. En zone rurale, la communication populaire remplit plusieurs fonctions : transmettre les connaissances, résister aux grands groupes de média privés, reconnaître d’autres communautés, aller là où les médias dominants ne vont pas, travailler à partir de la solidarité, contribuer à l’éducation populaire et appuyer la lutte.
Nous avons interrogé plusieurs personnes sur la question de la communication rurale populaire : Viviana Catrileo, du Chili, dirigeante de l’Association nationale des femmes rurales et autochtones (ANAMURI) qui est membre de la Coordination latinoaméricaine des organisations rurales (ou CLOC-La Via Campesina) ; Elizabeth Mpofu, du Zimbabwe, coordinatrice générale de La Via Campesina ; Anuka De Silva du Mouvement pour la terre et la réforme agricole au Sri Lanka (MONLAR) et membre du Comité de coordination internationale (CCI) de La Via Campesina, ainsi que du média paysan Visura Radio.
« La communication rurale populaire existe sous différentes formes et s’appuie sur nos traditions de populations paysannes et peuples autochtones. Celles-ci englobent les chansons paysannes, les misticas, la peinture, l’art, la danse, entres autres », explique Elizabeth Mpofu au sujet du rôle joué par la communication au sein des communautés. Cette communication est essentielle pour les échanges entre générations et vise plusieurs objectifs : « Il s’agit non seulement d’affirmer notre identité et notre appartenance, mais aussi de perpétuer notre harmonie avec la Terre Mère, notre source de vie, notre gratitude à l’égard des sources d’alimentation, et de préserver la dignité de l’humanité et le respect envers elle ».
Conter les histoires de lutte et de résistance, transmettre les leçons et enseignements à propos des formes d’organisations et de sociétés sont des fonctions essentielles. Particulièrement lorsque, comme le décrit Viviana Catrileo, « la modernité et les conceptions capitalistes du développement détruisent la valeur de la vie pluridimensionnelle dans nos territoires, sa diversité culturelle et spirituelle, en lien avec la philosophie du kvme mogen, ou ‘vivre bien’, exprimée à son maximum ».
Selon Anuka De Silva, il faut des médias populaires car les populations n’ont pas de place au sein des médias de communication de masse et n’y ont, bien souvent, pas accès non plus. « Nous avons vraiment besoin de construire un groupe solidaire de médias forts pour la lutte des peuples », ajoute-t-elle.
La communication populaire relie les personnes, unit les luttes, encourage la solidarité et traverse les frontières. Citant l’expérience de La Via Campesina, Elizabeth Mpofu raconte que le slogan de ce large mouvement mondial, ‘Globalisons la lutte ! Globalisons l’espoir !’, s’est concrétisé grâce aux médias citoyens et locaux qui « ont créé un réseau solidaire mondial et forgé des alliances ». « Grâce au travail d’éveil des consciences réalisé par les médias alternatifs, nous avons pu élargir et relier nos luttes, et construire le mouvement pour la souveraineté alimentaire », ajoute-t-elle. Au Sri Lanka, Visura Radio aide à diffuser les connaissances des paysan.ne.s, à formuler les problèmes liés à la santé et l’environnement, ainsi qu’à relayer les témoignages montrant qu’il est possible de construire une réalité plus vivable et ses avantages. Voilà comment elle contribue au renforcement et au développement de la souveraineté alimentaire.
Mais toute initiative défiant le pouvoir fait inévitablement face à des risques et des difficultés. Anuka De Silva raconte qu’« ici, l’armée est au pouvoir et tente de nous contrôler ; nous avons reçu des menaces par rapport à notre sécurité ». Viviana Catrileo souligne aussi qu’« il est de plus en plus dangereux et difficile de rêver et de communiquer à partir d’un angle anti-hégémonique surtout lorsque ce sont nous, les pauvres et les spoliés, qui entendons faire notre propre communication comme alternative au modèle néolibéral » . Et d’ajouter : « La criminalisation des contestations sociales retombe aussi sur les médias populaires et les personnes qui y travaillent car eux aussi représentent une menace pour l’ordre établi ».
De même, le maintien de l’indépendance économique ou le manque de moyens matériels sont des difficultés importantes. La gestion du temps et le nombre insuffisant de personnes pour réaliser le travail (très souvent les salariés n’ont pas de ressources) sont aussi des questions que les médias populaires doivent surmonter pour continuer leur travail.
La communication s’inscrit dans un tout. Selon Elizabeth Mpofu, elle fait partie des ingrédients qui contribuent au plat final. « La Via Campesina est comme une marmite qu’on cuisine et où l’on mélange et associe différents ingrédients pour obtenir un bon plat sain et savoureux ; la personne qui le déguste peut identifier chacun des ingrédients tout en appréciant l’ensemble qu’ils constituent. Voilà l’importance qu’accorde La Via Campesina à la communication rurale populaire : elle englobe et épouse toute la diversité pour construire une voix collective ».
Dans cette diversité se trouve l’intersection des luttes, le besoin d’une communication populaire, rurale et depuis un angle féministe. « Ce féminisme qui cherche à rendre justice aux femmes dans la lutte historique des peuples et leurs révolutions est une invitation à ajouter les voix que les sociétés patriarcales ont rendues anonymes et marginales pendant des siècles. », assure Catrileo. Elle souligne aussi l’intersection avec le territoire : « Les luttes paysannes et populaires dans lesquelles nous nous inscrivons en tant que femmes s’expriment de façon claire dans les territoires, le respect et les soins apportés à la Terre Mère ainsi que dans la défense de la biodiversité dont dépend l’équilibre de la nature ».
La communication rurale populaire est un élément clé dans la lutte des peuples. Elle accompagne, construit, diffuse et unit les luttes tout en enseignant à vivre selon d’autres modes. « À chaque rencontre de La Via Campesina, nous chantons, dansons, faisons des misticas et échangeons des informations d’une manière qui encourage non pas la concurrence entre les membres mais plutôt la complémentarité », conclut Elizabeth Mpofu.