La souveraineté alimentaire désigne le droit des peuples, pays ou États à définir leur politique agricole et alimentaire ainsi qu’à protéger leur production et leur culture en matière d’alimentation des préjudices que d’autres peuvent leur causer. Il s’agit d’un enjeu qui touche de près les féministes, non seulement dans notre rôle de citoyennes, mais aussi dans notre lutte pour l’autonomie des femmes, autonomie pour décider de comment travailler, comment assurer notre subsistance, comment nous divertir, aimer, avoir ou non des enfants, vivre sans violence et construire notre avenir. L’autonomie personnelle présuppose des sociétés sans inégalités dans lesquelles les peuples sont maîtres de leur destinée.
En 1996, La Via Campesina propose le principe de souveraineté alimentaire pour contrer les politiques néolibérales servant à protéger les intérêts des grandes entreprises. Selon les politiques du libre-échange, l’alimentation est une simple marchandise et non pas un droit. Pour les mouvements paysans, la notion de souveraineté alimentaire constitue aussi un outil de lutte et une proposition soumise tant aux gouvernements locaux comme aux institutions internationales.
Avant que cette concept ne voit le jour, toute la problématique sociale et internationale liée à l’alimentation n’était soulevée qu’en cas d’urgence, lors de guerres, de désastres naturels ou de pauvreté, et le débat se faisait plutôt autour du concept de sécurité alimentaire, c’est-à-dire de l’accès individuel à la nourriture, dans des circonstances de carence, que ce soit en la produisant ou en l’achetant. L’accent est néanmoins mis sur l’achat des denrées alimentaires et sur les appels à l’aide alimentaire internationale, une aide qui s’accompagne d’une imposition d’habitudes alimentaires. Rappelons le cas de la farine de blé ou du lait en poudre dans les années soixante, ou, encore, la distribution, au cours des dernières années, du millet transgénique en utilisant les populations pauvres de cobayes.
Le droit à l’alimentation comporte à la fois une dimension sociale et individuelle. Souvent, au sein même des familles, la nourriture est mal repartie. L’idée préconçue selon laquelle les fillettes et les femmes sont plus fragiles ou qu’elles n’exécutent pas de travaux considérés lourds est utilisée pour justifier qu’elles doivent se contenter de plus petites portions ou des pires morceaux.
La garantie du droit à l’alimentation passe para la priorisation de la production locale pour nourrir les populations et par l’accès des agricultrices et agriculteurs ainsi que des sans-terre à la terre, à l’eau, aux semences et au crédit. Elle passe aussi par la prise en compte du travail invisible des femmes qui préparent et distribuent la nourriture, mais pas dans le sens que lui donnent des organisations comme la Banque mondiale, c’est-à-dire en mettant sur les femmes le fardeau et la responsabilité de la santé et du bien-être familiale dans un contexte de réduction, de la part de l’État et des entreprises, des salaires et des droits des travailleuses et des travailleurs. Notre voie est celle de la reconnaissance du fait que la durabilité de la vie humaine, pour laquelle l’alimentation constitue une partie fondamentale, doit être au cœur de l’économie et de l’organisation sociale.
Pour atteindre la souveraineté alimentaire il faut :
– Une réforme agraire
Le monde entier connaît un taux élevé de concentration de la terre et les femmes sont celles qui ont moins accès à elle. Malgré, toutefois, le fait que dans bon nombre de pays la loi accorde aux filles et aux garçons les mêmes droits à hériter de la terre et que les femmes sont considérées « copropriétaires » (propriétaires de la moitié des biens accumulés pendant le mariage ou l’union de fait) et, par le fait même, héritières des biens du mari ou du conjoint, la coutume rend ce droit nul. En fait, même si les femmes sont légalement copropriétaires d’une exploitation agricole, elles se trouvent souvent dans l’impossibilité de décider de comment utiliser la terre, quoi planter ou quoi élever sur celle-ci.
Suite aux processus de réforme agraire en Amérique latine dans les années 1990, les taux de femmes propriétaires de terres se situaient entre 11 % et 12 %. Les pays qui jouissaient de taux plus élevés, tels le Mexique, la Bolivie et Cuba, sont ceux qui ont eu des réformes agraires révolutionnaires. Dans les années quatre-vingt-dix, de nombreux changements législatifs ont vu le jour pour obliger à ce que les titres de propriété soient au nom des deux époux ou de la femme en cas d’union de fait. La participation des femmes à la propriété s’est élevée à 45 % en Colombie et 34 % au Salvador, pays marqués par des conflits militaires où les femmes devaient s’occuper toutes seules de la production familiale.
Les programmes de vente de terres promus par la Banque mondiale – la dite réforme agraire de marché – étaient moins accessibles aux femmes, car de façon générale elles ont moins accès à l’argent et à des cautionnements leur permettant l’acquisition de terres.
Pour assurer l’accès des femmes à la terre, nous devons travailler à une plus grande conscientisation autour de leur droit à la terre et à la création de conditions politiques permettant des réformes agraires massives avec une large distribution des terres, accompagnée d’une imposition de limites quant à la taille des propriétés foncières.
Il faut garantir aux peuples autochtones et aux populations traditionnelles le droit de préserver l’intégralité de leurs territoires et de renforcer les femmes dans leur contribution aux décisions touchant le mode de vie de leurs peuples vivent et leur interaction avec leur territoire.
Une agroécologie
– Garantir le droit des agricultrices de produire des denrées alimentaires et le droit des consommatrices de décider ce qu’elles veulent consommer, en ayant conscience de comment ces aliments sont produits.
À tous les jours, il se produit une contreréforme agraire. Grand nombre de paysannes et de paysans abandonnent le travail de la terre à cause de l’endettement et de leur incapacité d’entrer en concurrence avec les grandes entreprises agroalimentaires. Depuis de nombreuses années, les gouvernements encouragent un modèle de production agricole industriel axé sur l’achat d’intrants (semences, fertilisants, pesticides) avec des crédits subventionnés et sur la monoculture (production d’une seule culture dans toute l’exploitation agricole).
Ce modèle va à l’encontre de la façon d’être des paysannes et des paysans, qui combinent différents types de culture et d’élevage, qui utilisent leurs propres semences sélectionnées pour leur résistance ou leur goût, et qui ne font pas de différence entre ce qui est destiné à être consommé à la ferme et ce qui est à vendre. Les entreprises et le gouvernement considèrent cette façon d’être et de faire arriérée et, par conséquent, ils s’y opposent.
Toutefois, nombreux sont ceux et celles qui résistent. Par ailleurs, les modes de production agricole, plus près de la nature, sont aujourd’hui reconnus comme de l’agroécologie dans les universités, les instances publiques et constituent la base sur laquelle de nombreuses ONG travaillent. Les femmes se reconnaissent dans cette façon de produire car beaucoup des tâches qu’elles accomplissent dans les domaines de la production et des soins sont considérées importantes pour la vie de la famille et de la collectivité, et cela leur permet davantage d’expérimenter, être créatives et autonomes.
Les femmes des villes ont également la responsabilité de l’alimentation familiale en plus de composer la majorité des personnes à l’emploi dans leur secteur. Elles travaillent toute la journée dans un emploi formel ou informel, s’occupent de la maison, de la famille et de la collectivité. Fatiguées, sans avoir avec qui partager les courses et la préparation des repas, elles finissent par acheter, même si c’est à contrecœur, des aliments industrialisés. De nos jours, les habitudes alimentaires portent atteinte à la santé, mais si nous voulons les changer nous devons commencer par changer l’organisation sociale : réduction des journées de travail, rendre le transport en commun plus facile et accessible, et partager les tâches domestiques avec les personnes avec qui nous cohabitons.
Non aux semences transgéniques !
– Empêcher les entreprises de breveter les formes de vie comme produits de propriété intellectuelle et de commercialiser les produits transgéniques (aliments génétiquement modifiés). Garantir le droit d’utiliser, de choisir, d’entreposer et d’échanger librement semences et espèces
La radicalisation de ce modèle d’agriculture industriel a mené à la manipulation génétique de semences pour les rendre plus résistantes aux herbicides – que ces mêmes entreprises produisent – ou pour qu’elles aient en soi des propriétés insecticides. Il s’agit de semences transgéniques qui sont déjà commercialisées dans de nombreux pays, en particulier les semences de millet, soja et coton transgéniques. Un dérivé du soja, la lécithine de soja, se trouve déjà largement utilisé comme agent stabilisateur dans l’industrie alimentaire, une des raisons pour lesquelles il y a autant d’aliments qui contiennent des OGM, même si ceux-ci ne figurent pas sur l’étiquette. Personne ne sait encore quels pourraient être les effets des aliments transgéniques sur la santé, sauf pour certains cas connus d’allergies et de résistance aux antibiotiques. Nous savons, toutefois, que les semences transgéniques contaminent d’autres variétés de plantes de la même espère et polluent la nature.
Les entreprises qui distribuent ces semences veulent s’assurer des revenus provenant de la vente annuelle de celles-ci aux agriculteurs, raison pour laquelle elles imposent des lois et des règles qui contraignent l’échange des semences entre paysans, sauf dans des cas d’exception. Dans l’agriculture paysanne ce sont les femmes qui le plus souvent choisissent les semences, les conservent et les échanges avec leurs compagnes. Ce sont elles qui ramènent chez elles une semence, une bouture pour voir si elles vont bien pousser. Ce simple geste est considéré, dans le nouvel ordre des choses, de la désobéissance civile.
Le droit à l’eau
– Considérer l’eau comme un bien commun, un droit qui garantit l’accès et l’utilisation de façon égalitaire et durable.
L’eau est un bien essentiel pour le bien-être des personnes et pour la production. Dans le monde entier, l’accès à l’eau est très mal distribué. Dans les zones rurales, il est habituel d’avoir une grande propriété privée qui compte sur une source d’eau ou un puits, toutefois les femmes des alentours doivent faire des kilomètres chaque jour pour aller chercher de l’eau. Comme dans la majorité des sociétés ce sont les femmes qui ont la responsabilité de préparer la nourriture et de laver le linge, leur travail serait grandement allégé si elles avaient accès, à proximité, à une source d’eau.
Il commence à y avoir de plus en plus d’initiatives dans ce sens, comme la construction de citernes pour ramasser l’eau de pluie. Toutefois, l’idée du besoin de grands travaux, comme la construction d’énormes barrages et la dérivation des rivières, continue à prédominer. Par ailleurs, lors de ces grands projets, on pense d’abord à amener l’eau pour l’industrie agroalimentaire et autre, et en dernier (s’il y en reste) pour la consommation et le bien-être des populations.
Dans la vague de privatisation et de marchandisation de la nature, surgit l’idée qu’une façon d’économiser de l’eau, ce serait en imposant des tarifs sur la consommation. Deux grandes sociétés internationales contrôlent le marché de l’eau, Suez et Vivendi, et sont présentes dans de nombreux secteurs d’affaires : distribution et traitement de l’eau, et exploration des sources d’eau comme s’il s’agissait des gisements miniers. Là où elles vont, elles imposent des contrats qui sont toujours au détriment des peuples et des gouvernements nationaux. De grandes mobilisations – à Cochabamba, en Bolivie, Uruguay et Argentine – ont déjà eu lieu pour s’opposer à la privatisation de l’eau et mettre fin aux agissements de ces entreprises.
Avant on disait qu’un verre d’eau ne se refusait à personne, aujourd’hui nous devons acheter de l’eau pour boire. Le marché de l’eau embouteillée est devenu très lucratif et se trouve entre les mains d’un petit nombre d’entreprises, dont Nestlé et Danone.
L’agriculture n’est pas une marchandise
Garantir la capacité des pays d’établir des politiques qui protègent les personnes qui produisent et qui consomment contre les importations agricoles et les dumpings, et promouvoir une production paysanne durable.
L’Organisation mondiale du commerce et les accords de libre-échange, que les États-Unis imposent dans les Amériques, traitent l’agriculture comme une marchandise. Qui plus est, l’Accord sur l’agriculture favorise l’agriculture industrielle et subventionnée des États-Unis et de l’Union Européenne qui vendent leurs produits à des prix inférieurs aux coûts de production dans les pays du Sud. Ce faisant, ils renforcent la division internationale du travail laissant aux pays du Sud l’exportation des produits qui nécessitent d’une main d’œuvre intensive et de taux élevés de ressources naturelles. Il s’agit également d’une division sexuel du travail : les femmes travaillent principalement dans la production de fleurs, de fruits et de légumes exotiques, dans le nettoyage de châtaignes et de poisson, une production destinée presque intégralement aux pays du Nord.
Ce modèle est en train de détruire l’agriculture paysanne et autochtone. Ce n’est pas le fruit du hasard que les plus grandes luttes de résistance contre ces traités soient menées par les populations rurales et les peuples autochtones.
Des institutions comme la Banque mondiale le présentent comme un modèle qui, selon celles-ci, profite aux femmes, qui en sortiraient gagnantes car elles auraient un salaire propre. Toutefois les conditions de travail sont épouvantables et les emplois sont surtout pour les plus jeunes et pour de courtes périodes durant l’année. Elles sont payées à la pièce et doivent, par conséquent, travailler de façon très intensive, car c’est avec ces revenus qu’elles doivent vivre toute l’année.
Les accords de libre-échange et les institutions financières multilatérales agissent pour protéger les intérêts de grandes sociétés transnationales qui contrôlent toute la chaîne, de la production des semences jusqu’à la commercialisation des denrées alimentaires transformées.