L’écho des campagnes

L’écho des campagnes 1

Réflexions d’un jeune pêcheur

Tylon Joseph, Réseau caribéen des organisations de pêcheurs (CNFO), Grenade

Je suis un jeune pêcheur et leader de la communauté de pêcheurs de Gouyave, la capitale de la pêche d’une île des Caraïbes appelée Grenade. Je pêche depuis mon enfance, je lance des lignes depuis le rivage et depuis notre jetée locale : pour attraper des chinchards (ou jacks comme nous les appelons localement), d’autres espèces de carangidés et de petits poissons en général. Mon père est pêcheur de profession. J’ai appris beaucoup de lui, de ce que je sais sur la pêche et sur le fait d’être dans cet environnement. J’ai vraiment appris à apprécier ma compréhension innée de l’environnement marin, découlant du fait d’être pêcheur, tout en poursuivant un diplôme en biologie marine et conservation de la faune à l’Université St George’ s. Être pêcheur me permet de couvrir mes frais de scolarité.

 Au départ, je n’avais jamais pensé à aller à l’université ; après avoir passé environ 5 ans à pêcher pour gagner ma vie, j’ai réalisé que mon pays commençait à régresser rapidement malgré le développement de l’industrie. Il y a peu ou pas de systèmes gouvernementaux et de personnel en place pour aider l’industrie à progresser et les pêcheurs ne participent pas non plus aux grandes décisions stratégiques. D’autre part, les exportateurs locaux, à qui je vends mes poissons, ont commencé à profiter de plus en plus nos pêcheurs. J’ai alors décidé que si je voulais construire un foyer et pouvoir subvenir aux besoins de ma future famille, je devais me lancer dans un autre domaine et j’en ai choisi un proche de la pêche et des poissons.

L’écho des campagnes 2

Luttes des artisans pêcheurs. Le point de vue d’une femme brésilienne, pêcheuse à petite échelle.

Josana Pinto da Costa, Movimento de Pescadores e Pescadoras Artesanais do Brasil (MPP), WFFP

Je suis une pêcheuse et je vis dans la communauté d’Amador dans la municipalité d’Óbidos dans l’État du Pará. Je m’exprime du point de vue d’une artisane pêcheuse. J’ai été témoin de pertes dans nos territoires et les principales menaces sont l’expansion de l’agro-industrie, de l’hydro-industrie, de l’exploitation minière ainsi que la privatisation de nos eaux. Afin de résoudre ce type de problème, nous, les artisans pêcheurs, nous nous sommes organisés collectivement sous le nom de Movimento de Pescadores e Pescadoras Artesanais do Brasil (MPP). Nous avons également rejoint le Forum mondial des peuples de  pêcheurs (WFFP) et je siège actuellement à son comité de coordination.  Tant au sein du MPP que du WFFP, en 2021, nous avons relevé le défi de lancer le tribunal des peuples contre l’accaparement de l’océan. Nous le reconnaissons comme l’un des principaux outils d’information et d’éducation dans la lutte contre le capitalisme dans nos eaux. La pertinence du tribunal doit être reconnue par tous, galvanisant nos luttes sociales et la préservation de l’environnement. Notre objectif est de toujours avoir des terres libres et une nourriture saine.

L’écho des campagnes 3

Point de vue d’un non-pêcheur sur les pêcheurs artisanaux

Ravindu Gunaratne, Sri Lanka

Je vis dans un village où la plupart de mes voisins et amis vivent de la pêche, mais je ne suis pas impliqué dans cette activité. Je viens d’une famille de la classe moyenne et je vais à l’université. À mon avis, la pêche artisanale est diversifiée, dynamique, attachée aux moyens de subsistance et à la culture des communautés locales. Je suis un défenseur de la pêche artisanale et je soutiens les pêcheurs en vue de leur amélioration. L’industrie de la pêche contribue à moins de 2% du produit intérieur brut du pays, mais la pêche artisanale est d’une grande importance pour fournir de la nourriture aux habitants et aussi pour des fonctions sociales telles que le travail dans les zones rurales. Au Sri Lanka, la pêche artisanale est en grande partie une pêche traditionnelle. Je suis une personne qui soutient les artisans pêcheurs et je comprends ce secteur car je vis dans un village de pêcheurs. Quand aux jeunes, je vois comment ils luttent à la fois contre la pauvreté et l’ignorance. La pêche à petite échelle est respectueuse de l’environnement, mais une énorme menace due aux ordures et aux déchets plastiques pèse sur les zones côtières. Je travaille avec les jeunes pour promouvoir le bien-être environnemental et faire comprendre aux autres que les artisans pêcheurs nuisent moins à la mer et à l’environnement en raison de l’utilisation de pratiques de pêche plus respectueuses de la nature. Je travaille avec les jeunes afin de promouvoir le bien-être environnemental et faire comprendre aux autres que les artisans pêcheurs nuisent moins à la mer et à l’environnement en raison de l’utilisation de pratiques de pêche plus respectueuses de la nature. En ce qui concerne les défis auxquels est confrontée la communauté des pêcheurs, je pense à l’épuisement des ressources, à la piètre performance économique, à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle ainsi qu’au stress social et culturel chez les personnes sans défense. La pêche artisanale est une profession de subsistance axée sur la durabilité. En travaillant avec la communauté des artisans pêcheurs, j’ai remarqué que la pêche artisanale a reçu relativement peu d’attention ou de soutien de la part de notre gouvernement. Il est estimé que l’évaluation et la gestion de la pêche artisanale ont permis d’accroître les efforts de compréhension et de mise au point de processus, de mécanismes et de méthodes plus adaptés aux problèmes rencontrés par la pêche artisanale. La promotion de la pêche artisanale est très importante sur la base des principes de justice sociale, climatique et économique, qui rendent plus autonomes nos villages de pêcheurs. Toutes ces justices font partie de la souveraineté alimentaire. Je défends la souveraineté alimentaire !

Encadres

Encadré 1

Le changement climatique et l’océan – Les aires marines protégées sont-elles une solution juste à la crise climatique pour les communautés de pêcheurs ?

Les communautés de pêcheurs côtiers sont parmi les groupes les plus vulnérables au monde, supportant de plein fouet la crise climatique et les conditions climatiques changeantes qui modifient les ressources océaniques et marines. Pour autant, dans les processus décisionnels et les discussions sur les impacts et les solutions concernant les océans, les voix et les expériences des artisans pêcheurs et de leurs communautés sont largement absentes, en tenant peu compte de la possibilité d’un système préexistant de droit coutumier ou de droits de pêche coutumiers pour gouverner, gérer et conserver les ressources.

Les négociations de la COP26 de novembre 2021 ont illustré le manque d’inclusion des voix des communautés marginales. Y ont été adoptées les mêmes fausses solutions à la crise climatique, annoncées dans le passé, afin d’aider les pays à respecter leurs contributions déterminées au niveau national et à atteindre un avenir de 1,5 degré C. L’une de ces solutions est celle de la promotion des marchés du carbone en tant que solution technique et financière pour atteindre une zéro émission nette. Bien que la COP26 ait tenté de combler certaines des lacunes du marché du carbone, telles que le double comptage des émissions, par l’élaboration d’un règlement, le marché volontaire n’est toujours pas contrôlé et ressemble à de l’écoblanchiment, sans résultats réels et déplaçant plutôt les crédits de CO2 d’un côté du monde à l’autre. La compensation des crédits carbone par le biais du marché du carbone est une solution simpliste à un problème complexe, permettant aux pays développés et aux grands pollueurs de continuer à émettre du carbone et d’avoir un impact supplémentaire sur les communautés vulnérables, sans aucun avantage pour l’environnement.

 Dans l’espace océanique, le financement et l’expansion des aires marines protégées (AMP) sont considérés comme une forme de compensation carbone et d’obtention de crédits carbone (« Blue Carbons »). Les ONG environnementales et les grandes industries et entreprises insistent sur ce récit comme étant une solution aux impacts climatiques sur les océans. Néanmoins, les AMP conduisent à l’accaparement des océans et à la marginalisation des communautés de pêcheurs, car les artisans pêcheurs en sont exclus, ils se voient refuser l’accès aux zones de pêche traditionnelles et sont criminalisés pour avoir entrepris des activités de subsistance coutumières et traditionnelles dans l’intérêt de la conservation et de la protection de la biodiversité. La participation démocratique des artisans pêcheurs aux processus décisionnels relatifs à la protection marine devrait être encouragée conformément aux principes de souveraineté alimentaire ainsi qu’au concept d’autres mesures efficaces de conservation par zone (OECM en anglais), y compris les zones d’accès préférentielles pour les artisans pêcheurs. Les OECM sont une désignation de conservation pour les zones qui réalisent la conservation in situ efficace de la biodiversité en dehors des aires protégées.

Une solution juste et réelle à la crise climatique dans l’environnement marin doit impliquer et donner la priorité à la voix des communautés de pêche artisanale dans les processus de prise de décision en travaillant à la fois au développement social et à la protection de l’environnement. Les communautés de pêcheurs doivent participer activement à la gouvernance, à la gestion et à la conservation des ressources côtières et marines. Cette inclusion pourrait se traduire par une meilleure résilience aux risques liés au changement climatique pour les communautés côtières vulnérables, une meilleure gouvernance, gestion et protection des AMP et des OECM, ainsi qu’une amélioration des conditions de subsistance et de la souveraineté alimentaire.

Encadré 2

Masifundise travaille avec les communautés d’artisans pêcheurs.

Masifundise travaille avec les communautés de pêche artisanale en Afrique du Sud, qui font partie des groupes les plus pauvres et les plus marginalisés du pays. Ces communautés sont extrêmement vulnérables au changement climatique malgré le fait que la contribution du secteur aux émissions de carbone est insignifiante (par rapport au tourisme, à la pêche industrielle, etc.). L’histoire complexe du pays en matière d’aménagement et de conservation de l’espace colonial et racial a façonné les efforts de conservation actuels, entraînant des conflits entre les communautés traditionnelles et les autorités de protection de la nature, ainsi que la remise en cause des droits de l’homme, des pratiques de subsistance coutumières et des droits d’accès.  En ce qui concerne la protection de la biodiversité marine et côtière, la priorité et le soutien des communautés de pêcheurs autochtones sont presque inexistants, car l’accent est mis sur la conservation plutôt que sur les droits de l’homme. Sur les 231 communautés de pêcheurs côtiers, 60 sont situées à l’intérieur ou à proximité des AMP. La politique de la pêche artisanale de l’Afrique du Sud (2012), qui a été élaborée de pair avec les artisans pêcheurs, a pour objectif principal d’introduire « des changements fondamentaux dans l’approche du gouvernement à l’égard des secteurs de la pêche artisanale » en mettant l’accent sur la « cogestion communautaire » et un « système communautaire d’attribution des droits [de pêche] ». Toutefois, dans les zones situées à l’intérieur et à proximité des AMP, la mise en œuvre de la politique n’est pas conforme à ses objectifs et à ses principes, la cogestion est ignorée et les droits de pêche communautaires n’ont pas encore été reconnus par les autorités de protection de la nature. Les artisans pêcheurs de la réserve naturelle de Dwesa, à l’Est du Cap, ont déclaré qu’ils « n’ont pas accès au poisson et ne collectent pas de bois et de roseaux pour assurer leurs moyens de subsistance », malgré les tentatives en cours de s’engager directement avec les autorités de la réserve ainsi qu’avec d’autres parties prenantes pour trouver des solutions. Depuis 2010, quatre pêcheurs reconnus ont été abattus dans des AMP et, rien qu’en novembre 2021, des gardes du parc du site d’Isimangaliso appartenant au patrimoine mondial, au KwaZulu Natal, ont abattu quatre pêcheurs. Le cas sud-africain met en évidence le manque d’inclusion de la voix et des expériences des communautés côtières dans le cheminement vers la protection des ressources marines.

Encadré 3

Les artisans pêcheurs intensifient leurs luttes pour l’océan

Deux années de pandémie ont poussé encore plus les communautés de pêcheurs en marge de la société : les pêcheurs ont du mal à joindre les deux bouts, tandis que tous les problèmes « habituels » demeurent ou se sont aggravés. Nous assistons à l’aboutissement d’une marginalisation politique des mouvements de pêcheurs, comme en témoignent les innombrables plans et politiques déployés aux niveaux national et international sans aucune participation significative des peuples pêcheurs et de leurs alliés. La nouvelle formule du jour, ce sont les initiatives « multipartites » (MSI en anglais) utilisées par des élites puissantes telles que les sociétés transnationales et de nombreuses organisations de protection de l’environnement pour travailler main dans la main avec nos gouvernements. La High Ambition Coalition (Coalition d’ambition élevée) est l’une de ces MSI mis en place afin d’éliminer l’activité humaine à moins de 30% de la surface de la planète, et par conséquent, d’accélérer les problèmes mentionnés.

Un autre exemple de processus multipartite est le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires de 2021 orchestré par l’ONU en collaboration avec le Forum économique mondial et un large éventail d’entreprises et d’organisations. L’aquaculture, sous un nouveau déguisement de « nourriture bleue », a été présentée comme une solution aux multiples crises. Le Panel de haut niveau sur une économie océanique durable, lancé par le Premier ministre norvégien conservateur en 2017, est un autre espace multipartite.

Ce panel promeut également l’aquaculture comme solution à l’insécurité alimentaire et soutient que l’économie océanique est une triple victoire (bonne pour la nature, pour l’économie et pour les personnes). Ces espaces et processus contribuent tous, entre autres, à façonner l’ordre du jour de la Conférence des Nations Unies sur les océans qui se tiendra à Lisbonne en juin 2022. En revanche, les mouvements de pêcheurs n’ont pas eu l’occasion d’influencer ledit ordre du jour.

En réponse à l’aggravation de la crise touchant tous les producteurs alimentaires à petite échelle et autres travailleurs, plusieurs mouvements de pêcheurs et alliés se sont lancés dans une stratégie différente. Suite aux novateurs tribunaux populaires sur l’économie océanique tenus dans cinq pays asiatiques en 2020/2021, des mouvements du monde entier intensifient la collecte de témoignages et la conduite de plus de tribunaux populaires sur les questions relatives aux océans et aux pêches afin de mettre en évidence le sort des pêcheurs et de dénoncer les acteurs responsables. L’IYAFA (Année internationale de la pêche artisanale et de l’aquaculture) peut servir de moment clé.

Encadré  4

L’accaparement des océans : un récit politique pour les artisans pêcheurs

En 2012, le Forum mondial des peuples pêcheurs (WFFP) et ses alliés se sont lancés dans une tentative novatrice pour discuter de l’accaparement des océans, accroître la prise de conscience et renforcer la résistance mondiale contre l’expropriation sans cesse croissante des communautés de pêcheurs et la destruction de la nature. Le résultat, objet d’un rapport, a également prédit la montée et la menace du paradigme de l’économie bleue. Depuis lors, ce « mantra émergent » a capturé presque tous les espaces et institutions qui abordent la thématique de l’océan : d’innombrables conférences « bleues » et de nombreux gouvernements, ONG et institutions universitaires facilitent activement la croissance des paradigmes « bleus ». La pandémie a également été l’occasion pour ces acteurs et le monde de l’entreprise de « saisir l’occasion » et d’ancrer le récit bleu au moyen de nouvelles législations sans processus démocratique. Les espaces bleus mondiaux tels que la Conférence des Nations Unies sur les océans en 2022 ont également été « capturés », tandis que la reconnaissance et la représentation des artisans pêcheurs et des travailleurs des pêcheurs restent largement ignorées, ou carrément exclues.

Selon Naseegh Jaffer, ancien secrétaire général du WFFP, « les conversations sur l’océan ont été récupérées par d’autres ». Les gouvernements et les entreprises utilisent un langage bleu « océan » qui domine aujourd’hui. De nombreux espaces, où les mouvements de pêcheurs avaient réussi à articuler leurs interprétations, ont été repris par d’autres. La FAO invite les entités moins orientées vers la lutte et plus théoriques et académiques à faire entendre la voix des mouvements, alors que la représentation desdit mouvements est en train d’être réprimée ». Nadine Nembhard, Secrétaire générale du WFFP, a déclaré que « c’est le moment pour nous de revitaliser l’accaparement des océans en tant que récit. Nous sommes à l’IYAFA et aussi dans l’année précédant notre prochaine assemblée générale. C’est un bon moment pour redonner vie aux conversations sur l’accaparement de l’océan ».

En Inde, l’accaparement des océans est le narratif utilisé par les mouvements de pêcheurs dans leur résistance et pour exiger réparation en cas de violations des droits de l’homme et la restauration de la nature et des territoires. Comme le dit Jones Spartagus, le National Fishworkers Forum (NFF), « l’accaparement de l’océan devrait être placé au centre des tribunaux populaires. Grâce aux tribunaux populaires, nous pouvons retrouver notre langage visant à affirmer la souveraineté de notre peuple de pêcheurs ».

Sous les feux de la rampe

Devons-nous parler de surpêche ?

Au cours des 20 à 30 dernières années, la grande majorité des débats autour de la pêche en mer a concerné la surpêche, en particulier par suite des commentaires des pays du Nord. Le rapport Sunken Billions de la Banque mondiale et de la FAO, publié en 2008, soulignait que les océans sont surexploités à l’échelle mondiale, ce qui justifie l’adoption accrue de systèmes de gestion des pêches étatiques aux niveaux international, régional et national dans le cadre des réformes de la pêche vers la durabilité. L’Objectif de développement durable 14 des Nations Unies exige la fin de la surpêche due à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) avec une gestion scientifique des pêches, ainsi que la réduction des subventions à la pêche. Lors des négociations sur la pêche, l’Organisation mondiale du commerce a encouragé la réduction des subventions à la pêche, comme l’utilisation la plus flagrante des arguments environnementaux visant à sécuriser les marchés pour les entreprises occidentales de produits de la mer. Ainsi, la notion de surpêche et la nécessité d’une réforme de la pêche constituent une notion dominante à l’échelle mondiale à laquelle les communautés de pêcheurs traditionnelles doivent faire face.

Pour autant, le problème n’est pas dû à la pêche artisanale traditionnelle mais principalement à la pêche industrielle et à la marchandisation du poisson. Le grand capital a créé de vastes chaînes d’approvisionnement et de valeur pour les produits de la mer dans les pays occidentaux, ce qui a alimenté l’intensification de la technologie et ciblé l’exploitation mono-espèces telles que les thoniers, les chalutiers à crevettes, etc. Les arguments de la surpêche reposent principalement sur les évaluations des stocks de poissons et les modèles de rendement maximal durable (RMD) qui ont historiquement évolué dans la gestion des ressources en eau et en forêt[1], avec une pertinence discutable pour la pêche. Cette utilisation du RMD, visant à restreindre l’activité de pêche, provient également des États-Unis afin d’assurer leur contrôle sur la pêche océanique du Pacifique, par opposition aux flottes japonaises[2] pendant l’après-Seconde Guerre mondiale. Il s’agit donc de faire état du contexte géopolitique historique des différents discours se chevauchant sur la surpêche et les réformes de la pêche.

En Inde, à partir des années 1970, la tendance historique des politiques sur la pêche a été d’étendre et d’exploiter les ressources halieutiques au-delà de 12 milles marins (Nm) (appelées pêches en haute mer) dans la zone économique exclusive (ZEE)[3], afin d’obtenir des recettes d’exportation et des devises, ayant été promue comme la politique du développement et de la modernisation de la pêche. Des navires de pêche ont été importés, des joint-ventures entre entreprises indiennes et multinationales ont été encouragées dans les années 70, des navires étrangers ont reçu des licences de pêche directes pour pêcher dans la ZEE de l’Inde dans les années 80, qui a été déréglementée après les réformes économiques néolibérales de 1991.

Dirigée par le National Fishworkers Forum (NFF), l’Inde a été témoin de protestations massives de la part des communautés de pêcheurs contre ces politiques et le gouvernement a dû retirer la politique de licence en 1994. C’est à partir de 2004 que les politiques indiennes ont commencé à utiliser un langage environnemental explicite, invoquant la nécessité de préserver les ressources halieutiques et ont repris la promotion de la technologie de la pêche en haute mer présentée comme un « développement durable », tout en plaidant pour des réformes de la pêche. Le document de la Banque mondiale de 2011, intitulé Transitions pour le développement durable dans les pêches marines indiennes a établi un calendrier précis pour le déploiement des « réformes de la pêche » par étapes. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement de l’Union a fait valoir que les mers jusqu’à 12 Nm sont surexploitées, avec trop de conflits entre pêcheurs, et promeut comme solution la pêche en eau profonde à forte intensité de capital (au-delà de 12 Nm). Elle a lancé des programmes de pêche en eau profonde, y compris le subventionnement de navires mécanisés à la palangre et à filet maillant, ciblant spécifiquement les espèces de thon, dont le coût dépasse l’INR 1 crore (140 000 $). Le gouvernement invite des capitaux privés à investir dans des navires-mères en pleine mer, des usines de transformation de fruits de mer à terre, ainsi que dans la vente au détail en ligne directe à domicile par l’intermédiaire de start-ups financées par des sociétés de capital-risque. Dans tous les États côtiers, des fonds publics ont été investis dans des infrastructures de soutien telles qu’un réseau de ports de pêche en eau profonde, de parcs de fruits de mer, etc… À l’ère de l’économie bleue, les initiatives politiques, fondées sur la production que l’Inde a lancées dans les années 1950, avec la crevette de mer comme produit de référence, se reproduisent avec le thon. C’est un cas où l’histoire se répète comme une tragédie et une farce.

En vertu de la constitution de l’Inde, la pêche est répertoriée comme une question étatique, relevant du gouvernement provincial. Au cours de la dernière décennie, plusieurs États côtiers ont modifié leurs lois respectives sur la réglementation de la pêche en mer. Le gouvernement de l’Union a également tenté de légiférer pour régir la pêche en mer dans la ZEE de l’Inde, dont la dernière en date était le projet de loi indien sur la pêche en mer de 2021 pendant le confinement Covid. Le NFF et la communauté des pêcheurs en général s’y sont opposées. Celles-ci ont introduit un système de gouvernance des immatriculations des bateaux, des licences de pêche avec des règles strictes et de vastes pouvoirs aux fonctionnaires chargés de la mise en œuvre des règlements. Dans l’ensemble, il s’agit d’une attaque contre les institutions de gouvernance coutumières non reconnues, ainsi que d’une attaque contre la séparation constitutionnelle des pouvoirs entre l’Union et les gouvernements des États, tout en promouvant simultanément les institutions de sécurité maritime et de défense. La « réforme de la pêche » en Inde représente la centralisation ainsi que la militarisation de la gouvernance de la pêche, qui éloigne davantage le pouvoir du peuple.

Dans le contexte de l’économie bleue, le capital terrestre s’étend et intensifie de plus en plus ses tentacules sur les ressources côtières et marines avec différentes composantes industrielles, notamment les ports, le transport maritime, les zones économiques côtières, les hydrocarbures offshores, le tourisme, le dessalement, les énergies renouvelables, etc… Dans le cadre de l’important récit de l’économie bleue, la pêche en mer est envisagée comme un secteur industrialisé des grands fonds marins. Les conséquences inévitables en sont la criminalisation et la dépossession constante des biens communs côtiers et océaniques pour les pêcheurs traditionnels. À terme, l’économie bleue vise à expulser des mers les pêcheurs de capture marine et à faire place aux dits secteurs.

En conclusion, le débat sur la surpêche a été centré sur les ressources halieutiques. Il considère les stocks de poissons comme de simples marchandises à exploiter et à réglementer au moyen d’outils de techniques de gestion dirigés par l’État. Alors que la relation des communautés traditionnelles de pêcheurs avec la côte et la mer est locale et que la pêche constitue leur moyen de subsistance. La lutte contre le débat sur la surpêche ne consiste pas seulement à revendiquer une part du stock mondial de poissons pour les pêcheurs. Cela va au-delà du « droit de pêcher », il s’agit de récupérer notre statut de gardiens des côtes et des océans. Les pêcheurs ne revendiquent pas les mers comme leur bien, mais qu’ils appartiennent à la mer. Le slogan du Forum mondial des pêcheurs (WFFP) « Nous sommes l’océan » découle de cet esprit d’appartenance. Les pêcheurs ne peuvent pas permettre la prise de contrôle de cette appartenance par le biais de mythologies intellectuelles comme la surpêche.


[1]  Naveen Namboothri et Madhuri Ramesh. « Rendement maximal durable : un mythe et ses multiples effets. » Economic and Political Weekly 53, n°41 (2018) : 58-63.

[2] Liam et Alejandro Colas. Le capitalisme et la mer : le facteur maritime dans la construction du monde moderne ». Verso Books, 2021.

[3] La zone économique exclusive (ZEE) est une zone où les États souverains ont compétence sur les ressources.

Bulletin n° 47 – Éditorial

Artisans pêcheurs : Luttes et mobilisations

Illustration : Cara Penton, @CaraPenton

Les Nations Unies ont déclaré 2022 Année internationale de la pêche artisanale et de l’aquaculture (IYAFA 2022) afin de souligner l’importance de la pêche artisanale et de l’aquaculture.

Au cours des dix dernières années et plus encore depuis la pandémie, les initiatives en faveur de l’économie bleue se sont multipliées. Le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires de 2021 a fait progresser la notion de « Blue Foods », qui signifie avant tout l’aquaculture. En 2021, le Comité des pêches de la FAO a pris des mesures sans précédent visant à faire progresser l’aquaculture, donnant naissance à la « Déclaration de Shanghai » rédigée par WorldFish, les acteurs de l’industrie et d’autres parties prenantes.

L’IYAFA met désormais en valeur la pêche artisanale. Certains préfèrent le terme de pêche à petite échelle, or, quel que soit le terme utilisé, il s’agit toujours du mode de vie fournissant de la nourriture et des revenus à plus de cent millions de personnes dans le monde. Cependant, les territoires et les ressources des pêcheurs sont de plus en plus accaparés : l’ensemble du programme d’économie bleue allant du déplacement de personnes au nom de la conservation (Aires maritimes protégées – AMP), à des investissements massifs en pisciculture, à l’expansion des ports afin de faciliter davantage le commerce mondial et à des dynamitages et des forages sans précédent pour le pétrole et le gaz, constituent des exemples de développement contemporain qui ont dépossédé et continuent de déposséder les communautés de pêcheurs. Nous espérons que l’IYAFA sera l’année où les pêcheurs du monde entier intensifieront la résistance et mobiliseront les masses pour exiger la restitution et la régénération de la nature.    

Transnational Institute et FIAN International