L’écho des campagnes 

L’écho des campagnes 1

Timbulsloko : Un village qui s’enfonce dans la mer

Susan Herawati, KIARA, Indonésie

Timbulsloko est un village situé sur la côte nord de Java, dans l’une des régions qui s’enfoncent le plus vite d’Indonésie. Les premières infiltrations d’eau de mer ont été enregistrées en 1990, marquant le début d’une transformation profonde de l’aspect de ce village et des moyens de subsistance. Dès 1995, le niveau de la mer montait progressivement, et augmentait en moyenne de 18 cm chaque année entre 2002 et 2016. Associée à un affaissement des sols, cette montée a englouti une bonne partie de Timbulsloko. Plus de 100 hectares de terres et entre 400 et 1 300 mètres de littoral ont déjà disparu, ainsi que de nombreuses habitations.

Ce n’est pas seulement une catastrophe naturelle. L’expansion industrielle a aggravé cette crise. Après la coulée de boue Lapindo, des industries ont quitté l’est de Java en 2006 pour s’installer au centre de Java, attirées par des risques environnementaux moins élevés et une main-d’œuvre meilleur marché. Demak, le district où se trouve Timbulsloko, est vite devenu un grand pôle industriel. Cette transformation, couplée à l’expansion du port de Tanjung Mas, n’a fait qu’empirer les choses. Les industries pompent d’immenses quantités d’eau souterraine, ce qui accélère davantage l’affaissement des sols. Par conséquent, les inondations sont devenues incontrôlables, et chaque année Timbulsloko disparaît un peu plus.

Cette lente catastrophe a bouleversé le quotidien des habitant·es. Dans les années 1960, la côte était couverte de rizières, de cocoteraies, d’arbres fruitiers et de cultures de légumes. Les familles se nourrissaient de riz, de maïs et de légumineuses ; et l’agriculture assurait à la fois l’alimentation et des revenus. Mais au fur et à mesure que la mer a grignoté les terres fertiles, cultiver est devenu impossible. La population locale a été contrainte d’abandonner l’agriculture au profit de l’élevage de crevettes et de chanos, et désormais la majorité dépend exclusivement de la pêche (parfois dans des conditions précaires).

Les conséquences sont graves. En raison de pertes de revenus et de l’insécurité alimentaire, certaines familles peinent à survivre. Cette communauté agricole autrefois prospère est aujourd’hui en première ligne de la crise climatique, prise en tenaille entre la hausse du niveau de la mer et des politiques de développement non durables qui continuent à l’ensevelir.

L’écho des campagnes 2

L’autogouvernance communautaire des terres comme voie vers la justice climatique et de genre

Massa Koné, UACDDDD, Mali

Au Mali, la lutte pour la terre est depuis longtemps une lutte pour la dignité. Pendant des décennies, les communautés rurales, les femmes et les organisations de la société civile – menées par l’Union des associations et coordinations d’associations pour le développement et la défense des droits des personnes défavorisées (UACDDDD) – ont exigé la reconnaissance de leurs droits. Leur persévérance a porté ses fruits en 2017, lorsque le Mali a adopté une loi historique sur le foncier agricole (LFA), suivie d’un décret d’application en 2018.

Pour la première fois, les droits fonciers coutumiers des communautés rurales ont été légalement reconnus, créant un nouveau cadre dans le système de gouvernance foncière du Mali qui protège le contrôle des communautés sur leurs ressources. Les commissions foncières villageoises (COFOV) sont au cœur de ce système.

Plus que des structures juridiques, les COFOV sont des espaces de démocratie de proximité. Dans les régions menacées par l’agro-industrie et les projets d’extraction, elles redonnent le pouvoir de décision aux communautés, qui fixent collectivement les règles d’utilisation, de gestion et de transfert des terres. Les femmes, historiquement exclues, assument désormais des rôles de leadership, transmettent des connaissances et préservent la souveraineté alimentaire. Leur présence affirme que la justice foncière et la justice de genre sont indissociables.

À ce jour, l’UACDDDD a soutenu la création de COFOV dans plus de 380 villages grâce à un processus participatif en dix étapes, fondé sur la législation nationale et des décennies de lutte. En donnant la priorité aux femmes et aux jeunes, cette approche garantit une gouvernance foncière inclusive, équitable et pacifique. Il est important de noter que les COFOV défendent non seulement un accès équitable à la terre, mais aussi une gestion collective des territoires basée sur l’agroécologie paysanne.

Alors que le monde se dirige vers la COP 30, l’expérience du Mali offre une leçon vitale : la justice climatique n’émergera pas de promesses faites du haut vers le bas, mais des communautés qui gouvernent leurs territoires comme des biens communs. Les COFOV démontrent qu’une transformation profonde est possible si l’on permet aux communautés de gouverner leurs terres comme un bien commun, pour l’avenir de tous.

L’écho des campagnes 3

Le pouvoir de guérison de l’agroécologie

Angie Belem Ruiz, Galaxias-UNICAM SURI, Argentine

Les galaxies de refuges agroécologiques sont des fermes gérées collectivement en Argentine, installées sur des terres reprises à l’agrobusiness. Lancées en 2018 par UNICAM SURI, l’université paysanne du Mouvement Paysan de Santiago del Estero (MOCASE-VC), elles offrent un refuge, du soin et un travail digne pour les jeunes, les femmes, les personnes de tous les genres et les migrant·es touché·es par l’exclusion, la violence et l’addiction.

J’ai intégré Las Galaxias lorsqu’un tribunal m’a condamnée à cinq ans de prison pour appartenance à un groupe de jeunes ayant des problèmes d’addiction à la drogue, dans un quartier défavorisé de la banlieue de La Matanza, Buenos Aires. Lors du procès, un membre de la coordination de Las Galaxias a demandé au juge de me laisser purger ma peine dans l’une de leurs communautés, où je travaillerais la terre plutôt que d’être enfermée. À ma grande surprise, le juge a accepté, et m’a permis non seulement d’aller y vivre et y travailler, mais aussi d’amener avec moi mes deux plus jeunes filles.

J’ai commencé par apprendre à m’occuper de chèvres aux côtés de Mabel, une agricultrice qui m’a enseigné à traire les bêtes, assurer l’hygiène, refroidir le lait et en faire du fromage. Ensuite, je me suis occupée des poules pondeuses : les nourrir, leur donner de l’eau, les faire sortir et nettoyer le poulailler. Aujourd’hui, à la Galaxia La Dorotea, je m’occupe des moutons et je partage les tâches avec d’autres jeunes.

Grâce à ce travail, ma vie a complètement changé. Produire des aliments sains et vivre en communauté est devenu thérapeutique et pédagogique. Je suis passée de prisonnière à coordinatrice, avec des responsabilités d’organisation et administratives.

L’agroécologie m’a soignée. Elle m’a redonné ma dignité, a resserré mes liens avec mes filles, et m’a montré que la coopération et la vie au contact de la terre peuvent changer le désespoir en espoir. Pour moi, les Galaxias sont bien plus qu’un refuge : c’est le chemin vers la liberté, en guérissant la Terre Mère et en construisant des systèmes alimentaires justes et durables.

L’écho des campagnes 4

Donner le pouvoir aux peuples

Mouvement des Peuples Affectés par les Barrages (MAB), Brésil

Ces deux dernières années, l’Amazone brésilien a enregistré les pires sécheresses de son histoire. De grandes rivières telles que le rio Madeira en Rondônia, le plus grand affluent de l’Amazone dont la profondeur peut dépasser les 20 mètres, est tombé en dessous de 25 cm en 2024. Au cours de ces périodes, les productions alimentaires et halieutiques des communautés traditionnelles et littorales (appelées « ribeirinhas » en portugais) ont été affectées, de même que leur accès à la santé, à l’éducation, et d’autres droits.

L’intensification de la crise climatique et des événements météorologiques extrêmes qu’elle provoque a été plus rapide que la réponse apportée par l’État. C’est pourquoi, tout en maintenant leur pression sur les gouvernements, les populations touchées s’organisent dans le Mouvement des Peuples Affectés par les Barrages (MAB) dans la région et mettent déjà en place leurs propres mesures d’adaptation, s’appuyant sur le principe de répondre avant tout aux besoins des personnes et de façon collective.

En Rondônia, grâce à la lutte pour la justice climatique, les communautés affectées ont obtenu la construction de plus de 800 systèmes et réseaux pour la collecte, le filtrage, le stockage et la distribution des eaux, construits par les personnes dans un effort collectif.

Les populations qui, par le passé, ont contribué le moins au réchauffement climatique et qui protègent nos forêts, paient aujourd’hui le prix fort ; mais elles ont besoin d’élaborer des solutions avec des conditions différentes. Mettre les populations au pouvoir et transformer la société et le développement de la base vers le haut est la réponse à la crise actuelle.

L’eau pour la vie !

Encadres

Encadré 1

Vers la CIRADR +20 pour promouvoir la souveraineté alimentaire et la justice climatique

La deuxième Conférence mondiale sur la réforme agraire et le développement rural (CIRADR +20) se déroulera en Colombie en février 2026, en réponse à l’appel d’organisations de la base réunissant des paysan·nes, des peuples autochtones, des pastoralistes, des pêcheur·euses traditionnel·les et des communautés rurales. La Colombie, l’un des rares pays à mettre en œuvre la réforme agraire, s’est proposée pour accueillir cet événement mondial.

La CIRADR +20 se tient à un moment clé, à l’heure où l’accaparement des terres, la spéculation, les inégalités et la destruction écologique continuent à déplacer des millions de personnes et accentuent la faim et la pauvreté. Pour les communautés rurales, les terres et les territoires sont la base de la vie, de la culture, de la dignité et de la souveraineté alimentaire. C’est pourquoi cette conférence est bien plus qu’un forum politique : c’est un espace pour réclamer la justice, remettre en cause le pouvoir des entreprises et encourager un changement systémique reposant sur les droits des personnes.

La première CIRADR en 2006 était un espace historique d’ouverture à la fois pour les gouvernements et les mouvements sociaux, qui ont organisé le forum « Terres, Territoires et Dignité ». Elle a ouvert la voie à des avancées notables, telles que les Directives sur les baux fonciers, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones (UNDRIP) et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP en anglais), qui ont fait avancer la reconnaissance des terres comme droits humains. Pourtant, malgré des victoires dans certains pays, la mise en œuvre reste limitée.

Vingt ans plus tard, et au regard des multiples crises actuelles, les organisations de petit·es producteur·rices alimentaires espèrent que la CIRADR +20 ira plus loin : remise en cause de la concentration des terres, garantie des droits collectifs et coutumiers, promotion de la réforme agraire de redistribution, défense de la justice de genre et générationnelle et des territoires comme des espaces de résistance, d’espoir et de transformation.

Encadré 2

Verdir les données, mais les données ne peuvent être vertes

Alors que les mouvements pour la justice alimentaire, agricole et climatique veulent mettre en commun leurs luttes pour un changement systémique, les marchés du carbone fleurissent grâce aux outils et processus numériques : trouver des informations, faire des calculs, programmer une activité productive, transmettre des informations vers un autre continent ou automatiser les nurseries, etc. semble être des procédés fluides, précis et écologiques.

Dans le nouvel ordre mondial numérique, les petites et microfermes, les forêts communautaires et même les jardins personnels des paysan·nes peuvent intégrer les marchés du carbone, car il est possible de calculer et commercialiser leur capacité de stockage du CO2.

Les mesures satellites, l’agriculture de précision grâce à des capteurs dans les champs et les forêts, la connectivité accrue, l’utilisation à grande échelle des smartphones et tablettes, le modelage par intelligence artificielle, l’essor de la robotisation et de l’automatisation des usines : voilà des exemples de technologies que les entreprises espèrent déployer dans le cadre de leurs efforts pour compenser leurs émissions. Ces mesures seraient associées au versement de crédits carbone, d’obligations bleues et vertes, d’obligations climat et d’autres instruments financiers qui feront l’objet de discussions à la COP 30.

L’élan que la numérisation offre aux marchés du carbone doit être dénoncé comme une escroquerie, un serpent qui se mord la queue. Les technologies numériques ne pourront jamais être propres, car elles reposent sur les énergies fossiles pour alimenter les centres de données et les gadgets, et nécessitent un extractivisme agressif pour obtenir ces matériaux.

Verrons-nous les géants de la technologie numérique à la COP 30, cherchant à attirer avec des compensations, tout en proposant leurs outils pour mesurer les émissions spéculatives ?

Encadré 3

Réforme agraire, agroécologie et lutte pour la justice climatique

La crise climatique à laquelle nous faisons face s’inscrit dans une longue histoire de dépossessions, évinçant nos peuples de leurs territoires, de colonisation dont l’héritage perdure et de mainmise des grandes entreprises sur nos systèmes alimentaires.

Le modèle d’agriculture industrielle, où le profit prime sur les personnes et la nature, a systématiquement détruit la biodiversité, pollué la planète et aggravé la crise climatique. Elle se manifeste chaque année avec des événements météorologiques extrêmes, qui affectent en premier lieu ceux et celles qui travaillent la terre, pêchent et cultivent la nourriture de nos communautés.

Lutter contre ce système alimentaire emmené par les entreprises et destructeur requiert un changement total de notre approche de la terre, de l’eau, des biens communs et des territoires, et du partage de leur contrôle.

C’est pourquoi pour les paysan·nes, les peuples autochtones, les pêcheur·euses, les pastoralistes, les petit·es producteur·rices alimentaires et les travailleur·euses agricoles, la lutte pour la réforme agraire est l’élément central de la lutte globale pour la justice climatique. Cela s’explique simplement : sans la gestion des terres, de l’eau, des semences et des territoires par les peuples, pas d’agroécologie, cette pratique qui guérit la terre et soutient les communautés.

La réforme agraire intégrale va donc au-delà d’une simple redistribution des terres. Il s’agit de se réapproprier les biens communs nécessaires pour construire des territoires de soin et des économies reposant sur la solidarité.

Cela doit passer par la participation démocratique des personnes qui produisent et consomment des aliments. La réforme agraire que des mouvements sociaux comme La Via Campesina appellent de leurs vœux est, en somme, une lutte pour les conditions matérielles qui permettent aux petit·es paysan·nes de vivre dignement et de produire des aliments en harmonie avec la nature, grâce à l’agroécologie.

Pourquoi l’agroécologie ? L’agroécologie paysanne rejette la dépendance aux intrants chimiques et aux semences industrielles. Au contraire, elle promeut la biodiversité, préserve les sols et l’eau et reconstruit les écosystèmes perdus ou endommagés. Il s’agit d’un modèle de production, d’une vision politique et d’un mode de vie ancrés dans le respect pour la Terre Mère et le bien-être collectif.

En associant la biodiversité, la santé des sols, la conservation de l’eau et les savoirs locaux, l’agroécologie paysanne construit des systèmes alimentaires résilients où le carbone est stocké dans les sols et la végétation. Ces exploitations agricoles absorbent une grande quantité de carbone et participent à la réduction du CO2 dans l’atmosphère. Le couvert arboré, la diversité des cultures et l’équilibre écologique ravivent les sols, restaurent les paysages et préviennent l’érosion, tout en régulant les climats locaux, gardant l’humidité et refroidissant la terre à l’échelle locale et internationale. Pour la pêche et le pastoralisme, l’agroécologie protège les écosystèmes aquatiques et la biodiversité tout en garantissant un accès juste aux ressources. Les pastoralistes utilisent la transhumance et la rotation des pâturages pour éviter la désertification et assurer la fertilité des sols.

Les luttes pour la réforme agraire et l’agroécologie doivent donc aller de concert si nous souhaitons faire tomber les systèmes alimentaires industriels et parvenir à une véritable justice sociale, économique et climatique.

Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe 1

De Nyéléni au Sommet des Peuples : les convergences pour le changement

« Il n’y a pas de cause unique à notre lutte parce que nous ne vivons pas une vie à problème unique. » Audre Lorde

En 2025 et 2026, les mouvements sociaux ont plusieurs occasions de converger et de construire des alternatives systémiques aux crises croisées que nous traversons actuellement. Ce sera pour nous l’occasion de nous mobiliser contre les entités qui accaparent nos terres et territoires, qui oppriment nos communautés et divisent nos mouvements avec des politiques d’extrême droite : des entreprises transnationales, des oligarques et leurs connivences avec des dirigeants autoritaires.  Le troisième forum mondial Nyéléni (tenu en septembre), le Sommet des Peuples en amont de la COP 30 et la CIRADR +20 rassemblent des mouvements sociaux qui œuvrent pour un changement systémique, en partant de points différents et de contextes géographiques et politiques divers, mais avec des objectifs communs.

La question de comment contrer l’escalade de l’accaparement des ressources en raison des politiques néolibérales (voir l’article « Sous les feux de la rampe 2 ») sera au cœur de tous ces espaces. L’une des principales réponses à cette question est la revendication d’une réforme et d’une redistribution agraires.

Le mouvement pour la justice climatique s’oppose au système des énergies fossiles qui rend notre monde invivable, pollue et fait main basse sur les terres et les eaux des pêcheur·euses et des paysan·nes. Nous luttons contre le complexe militaire-industriel, responsable de souffrances considérables, de 5 % des émissions mondiales et de la criminalisation des défenseur·euses de l’environnement tout en recevant des milliards d’argent public qui pourraient être consacrés aux services publics ou au financement de l’action climatique. Nous luttons contre la financiarisation de la nature, lorsque de prétendues actions climatiques deviennent un nouveau moyen pour que les banques et fonds d’investissement profitent de la destruction, tout en dépossédant les peuples autochtones et ruraux. Nous savons qu’il ne peut y avoir de justice climatique sans justice économique, sans indemnisations pour les destructions du passé, ou l’allègement de la dette. C’est impossible sans réforme foncière, sans les savoirs autochtones et paysans et sans s’attaquer aux inégalités criantes. Aussi, nous sommes solidaires des autres mouvements, notamment le mouvement pour la souveraineté alimentaire.

La souveraineté alimentaire offre une organisation totalement différente de la production et la consommation alimentaires. Elle revendique l’alimentation comme un droit humain et non une marchandise et redonne le pouvoir aux classes ouvrières rurales et urbaines (beaucoup de ces personnes sont également des producteur·rices alimentaires). L’objectif est de relocaliser les systèmes alimentaires et de respecter et construire des savoirs traditionnels. Ce cadre a également politisé l’agroécologie : la science, la pratique et le mouvement pour l’agriculture écologique qui s’est imposée comme l’un des meilleurs exemples de solutions issues de la base dans le monde.

Lors du troisième Forum Nyéléni, les mouvements ont approfondi et étendu ce cadre pour parvenir à une transformation systémique, par exemple en s’attaquant aux fausses solutions, en s’opposant à l’utilisation de la nourriture comme arme de guerre, dont nous voyons les effets dévastateurs à Gaza, et en ajoutant aussi des aspects économiques et de justice climatique. Ces moments requièrent que nous élargissions et renforcions nos alliances et luttes collectives pour l’émancipation, la justice, l’autonomie et le droit à l’autodétermination.

Les mouvements de la base composés de peuples autochtones, paysan·nes, pêcheur·euses, personnes noires, féministes, travailleur·euses, migrant·es sont les grands protagonistes dans la lutte pour la justice climatique, la souveraineté alimentaire et la redistribution des ressources.

Ce sont les paysan·nes, les pêcheur·euses et les peuples autochtones qui sont en première ligne de la défense contre les projets extractifs sur leurs terres. Ce sont les récupérateur·ices de déchets qui travaillent dur pour un monde sans plastique dérivé du pétrole. Ce sont les féministes de la base qui ont revendiqué des économies pour la vie et les soins, pas pour l’extraction. Ce sont les communautés noires et autochtones qui partagent avec le monde leurs savoirs historiques et traditionnels concernant la médecine et la production alimentaire. En leur redonnant leurs terres, de vraies solutions de la base peuvent se concrétiser.

Les peuples organisés ont depuis longtemps apporté des changements progressifs à plusieurs échelles. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à l’effondrement des démocraties, à la montée de puissants oligarques et à la collusion des entreprises avec la classe politique. Ensemble, de Nyéléni au Sommet des Peuples et lors de la CIRADR +20, nous aborderons ce défi avec espoir et solidarité. Avec des solutions réelles et pratiques qui améliorent le quotidien de tout le monde.

Sous les feux de la rampe 2

La réforme agraire et la redistribution doivent être au cœur des politiques climatiques

Confier les terres et les territoires aux petit·es producteur·rices alimentaires, peuples autochtones et communautés rurales constitue l’une des stratégies les plus efficaces pour arriver à la justice climatique. Les régimes fonciers garantis et équitables sont directement liés à une gestion des ressources écologiquement saine des territoires, des systèmes alimentaires durables, la justice sociale, la paix et le bien-être. Sans politiques de redistribution, la concentration des terres et des ressources continuera d’alimenter la destruction écologique et de creuser les inégalités.

Les inégalités foncières jouent un rôle central pourtant sous-estimé dans la triple crise environnementale du changement climatique, de la perte de biodiversité et de la pollution. Aujourd’hui, 1 % seulement des exploitations agricoles contrôlent 70 % des terres agricoles mondiales, alors que la majorité des communautés rurales, les peuples autochtones et les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires sont victimes de dépossessions et de violence. Il s’agit non seulement d’une violation de leurs droits humains, mais aussi d’une entrave à leur capacité prouvée à être des gardiens des écosystèmes. Les territoires sous leur responsabilité enregistrent régulièrement des taux de déforestation inférieurs, davantage de biodiversité, une meilleure gestion de l’eau et une résilience accrue au climat.

Depuis la crise financière de 2008, les terres sont de plus en plus considérées comme des biens financiers, entraînant de la spéculation, des acquisitions à grande échelle et le déplacement de communautés. Plus récemment, les « accaparements verts » liés aux compensations carbone et marchés de la biodiversité se sont multipliés, et ces mécanismes représentent désormais 20 % des grands accords fonciers. Ces initiatives, vendues comme des solutions aux dérèglements climatiques, participent souvent à la spoliation de communautés et à l’érosion de la gestion écologique. Pendant ce temps, les systèmes alimentaires industriels et aux mains des grandes entreprises, qui dépendent de monocultures, d’énergies fossiles et d’agrochimiques, restent les principaux responsables des émissions de gaz à effet de serre, de la déforestation, et de la dégradation des sols et de l’eau.

Les petits exploitants quant à eux, qui n’utilisent que 35 % des terres cultivées dans le monde, mais nourrissent plus de la moitié de l’humanité, utilisent des systèmes agricoles divers et agroécologiques qui renforcent la résilience et réduisent les émissions. Leur contribution est indispensable pour l’adaptation climatique, la conservation de la biodiversité et la souveraineté alimentaire. Néanmoins, leur capacité à garder ce rôle dépend de droits garantis aux terres, à l’eau et aux territoires.

La question de qui détient et contrôle les terres est donc indissociable du défi de construire un avenir juste et durable. Agir contre les inégalités foncières par le biais de politiques de redistribution des régimes fonciers n’est pas seulement un devoir des États relevant des droits humains, c’est aussi un impératif social et écologique. Une réforme agraire peut arrêter et inverser l’accaparement des terres, réduire les inégalités, renforcer la conservation reposant sur les communautés et permettre des transitions justes vers l’agroécologie et des systèmes alimentaires durables.

C’est pourquoi la réforme agraire et des politiques de redistribution des régimes fonciers doivent être des pierres angulaires des stratégies climatiques. Leur promotion par le biais de politiques publiques permet aux communautés rurales et aux peuples autochtones de gouverner et gérer leurs territoires de façon autodéterminée. Une attention particulière doit être portée aux mesures garantissant le respect, la protection et l’application effective des droits des paysan·nes, petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, peuples autochtones et communautés rurales dans le contexte des marchés du carbone et de la biodiversité. En somme, confier le contrôle des terres aux peuples et communautés rurales et assurer leurs droits fonciers existants (en particulier les droits collectifs et coutumiers) jette les bases de transitions justes vers des modèles économiques et des sociétés durables et équitables.

Bulletin n° 61 – Éditorial

Ancrés dans la résistance : les territoires pour la justice climatique

Illustration créée pour le 3e Forum Global Nyéléni  – Cultiver ou mourir, Chardonnoir. Des paysan·nes se dressent comme des géants, leurs mains et leurs récoltes comme bouclier et épée. Ils défendent la terre, protègent la vie et retrouvent la souveraineté, faisant des cultures un acte de rébellion, de résilience et d’espoir.

Les terres, eaux, forêts et écosystèmes constituent la base de la vie pour les peuples autochtones, les paysan·nes, les pêcheur·euses traditionnel·les, les pastoralistes, les peuples des forêts, les travailleur·euses et les autres communautés rurales. Les peuples autochtones considèrent leurs territoires comme l’intégralité de l’habitat qu’ils habitent ou utilisent, le point d’ancrage de la culture, de l’identité et des moyens de subsistance. Au-delà de la production alimentaire, ces territoires assurent des fonctions sociales, culturelles, spirituelles et écologiques essentielles. Pourtant, les biens fonciers et naturels sont vivement disputés, et leur répartition inégale reflète la discrimination structurelle et les injustices historiques. Au fil des siècles, des processus d’enfermement, de colonialisme et de dépossession ont concentré le contrôle aux mains d’acteurs puissants, exacerbant ainsi l’oppression et l’exclusion.

Aujourd’hui, l’effondrement climatique, la perte de biodiversité et l’injustice environnementale, causés par des économies néolibérales basées sur la financiarisation, le patriarcat et le colonialisme, renforcent ces luttes. L’accès, l’utilisation et le contrôle des communautés sur les terres et les territoires restent essentiels pour faire avancer les transformations systémiques souhaitées par le mouvement pour la souveraineté alimentaire. Les territoires sont des terrains de résistance contre les projets d’extraction qui mettent en danger la santé, les moyens de subsistance et les écosystèmes, mais ce sont aussi des espaces où les communautés créent des alternatives reposant sur l’agroécologie. Ces modèles promeuvent la souveraineté alimentaire, la dignité et la justice (sociale, climatique, environnementale, de genre et intergénérationnelle).

Alors que les mouvements sociaux se préparent à la COP 30 sur le Climat et la deuxième Conférence mondiale sur la réforme agraire et le développement rural (CIRADR +20), cette édition du bulletin Nyéléni met en avant le rôle central des terres et des territoires dans la création de futurs justes et durables.

FIAN International, Les Amis de la Terre International, Groupe ETC, La Via Campesina

L’écho des campagnes

L’écho des campagnes 1

L’architecture de la dette mondiale viole les droits humains

La Via Campesina Équateur

Actuellement, l’Équateur est endetté à hauteur de 8 705 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international, ce qui en fait le quatrième pays le plus endetté au monde. Dans le 23e accord entre l’Équateur et le FMI, le prêt est décrit comme un soutien aux politiques de l’Équateur visant à stabiliser l’économie et à protéger la dollarisation. Il doit également permettre de mettre en place un programme de réformes structurelles.

Cependant, les organisations paysannes, autochtones et de la société civile ont remis en question le prêt et ont mis en garde contre l’impact des mesures et des conditions imposées par le FMI. Parmi les principaux accords figurent l’élimination des subventions aux carburants, le travail à l’heure, une nouvelle réforme fiscale, entre autres conditions.

Nous affirmons que cette architecture de la dette mondiale viole les droits humains, plongeant les paysans, les peuples autochtones et l’ensemble de la classe ouvrière dans la pauvreté et l’endettement. Nous alertons aussi sur la vague de criminalisation, de stigmatisation et de persécution à notre égard, intensifiée par notre lutte et notre résistance en faveur d’une vie digne. De nombreux·ses dirigeant·es et représentant·es de mouvements sociaux sont poursuivi·es par la justice et sont en danger, alors que se profilent des mesures complexes au coût social extrêmement élevé.

L’écho des campagnes 2

Le FMI et la BM ont intensifié la pression en faveur de la privatisation des terres au Sri Lanka

Anuka Vimukthi, MONLAR, Sri Lanka

Deux jours avant l’élection présidentielle de septembre 2024, le Sri Lanka a été contraint de signer un accord de restructuration de la dette avec des créanciers internationaux, sans discussion publique ni débat parlementaire. Cet accord secret a donné la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’aux droits et au bien-être de notre peuple.

Pendant des années, les institutions financières internationales ont poussé le Sri Lanka vers une agriculture orientée vers l’exportation par le biais de programmes d’ajustement structurel. Ces réformes ont favorisé l’agrobusiness et l’agriculture intensive en capital, nous rendant, nous les paysan·nes et les petits pêcheurs, dépendants des marchés pour les semences, les engrais, les filets et les bateaux, érodant ainsi notre autonomie et nos systèmes alimentaires. 

Aujourd’hui, dans le cadre du 17e programme du FMI, le fardeau de la stabilisation économique pèse sur les plus pauvres. Les mesures d’austérité, y compris la tarification de l’énergie selon le principe du recouvrement des coûts, ont presque triplé les prix du carburant et de l’électricité, ce qui a eu un effet dévastateur sur les moyens de subsistance. L’augmentation des taxes sur les équipements et les intrants a plongé de nombreux·se paysan·nes dans la pauvreté et l’endettement.

Le FMI et la Banque mondiale poussent depuis longtemps à la privatisation des marchés fonciers. Avec ce dernier programme, ils réitèrent leur demande, faisant craindre une dépossession massive des terres. 

En tant que membre de MONLAR, je fais partie d’un mouvement grandissant qui résiste à ces mesures injustes. Nous intensifions notre campagne et exhortons le gouvernement à reconnaître la souveraineté alimentaire et les droits des paysan·nes et des travailleur·euses dans les campagnes comme des éléments essentiels de la politique agricole et économique du Sri Lanka.

L’écho des campagnes 3

Le défaut de paiement du Kenya a conduit à des accords de libre-échange qui criminalisent les paysan·nes

Susan Owiti, Ligue des Paysan·nes du Kenya 

Le Kenya a une dette publique très élevée. Le ratio dette/PIB du pays était d’environ 68 % en 2024.

Actuellement, les obligations du gouvernement kényan en matière de service de la dette absorbent environ 48 % du budget national et près de 55 % des revenus du pays. Cette situation touche directement les paysan·nes, car les fonds qui auraient dû soutenir les droits des paysan·nes au Kenya sont redirigés vers le service de la dette. 

Cela signifie également que les ménages sont contraints d’emprunter pour survivre et même pour payer les services qui ont été privatisés. La hausse des coûts, l’endettement croissant et la forte pression exercée par les créanciers poussent les ménages dans une crise de plus en plus grave. Les agriculteur·rices, piégé·es dans le système agricole conventionnel qui repose sur les pesticides et les engrais, s’endettent de plus en plus car l’État supprime ou réduit toutes les subventions et mesures incitatives. En l’absence de planification ou de soutien de l’État pour une transition agroécologique cohérente, de nombreux paysans sont laissés à la merci du marché, qui n’est jamais à la hauteur. 

Le manquement du Kenya à ses obligations en matière de dette a conduit à la négociation d’accords de libre-échange qui favorisent des lois criminalisant le mode de vie des paysans, telles que la loi sur les haricots mungos (en anglais Mung Bean Bill), qui criminalise la culture sans licence de cette plante ou la Loi sur les Variétés de Semences et Végétales. Un autre exemple est le Partenariat Stratégique de commerce et d’investissement entre les États-Unis et le Kenya, qui comprend des conditions telles que la levée de l’interdiction des OGM.

L’écho des campagnes 4

Argentine : la souveraineté alimentaire est reléguée au second plan

Diego Montón, Mouvement paysan autochtone argentin, MNCI Somos Tierra

En mars 2025, le Fonds monétaire international (FMI) a approuvé une restructuration de la dette argentine, en lui accordant illégalement 20 milliards de dollars. Cette somme s’ajoute aux 41 052 milliards de dollars déjà prêtés en 2018. 

La dette de l’Argentine représente 30 % du total des prêts du FMI, ce qui en fait le principal débiteur. La dette représente près de 10 % du produit intérieur brut : elle est impossible à rembourser. Nous nous demandons pourquoi le FMI continue de prêter à l’Argentine. Laura Richardson, cheffe du Commandement Sud des États-Unis, a déclaré lors d’un événement organisé par l’Atlantic Council : « L’Amérique latine est essentielle parce qu’elle possède de l’eau, de la nourriture, du pétrole et 60 % du lithium de la planète. » Javier Milei a promulgué un régime d’investissement (RIGI) qui accorde de larges avantages au capital financier, sans impôts ni réglementations. La directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a exhorté les Argentins à voter pour continuer dans cette direction. 

Au-delà de la restructuration qui accompagne chaque accord avec le FMI, la dette oblige les États à permettre l’extractivisme. La seule voie qui s’offre aujourd’hui à l’Argentine est de s’organiser et de lutter pour répudier la dette envers le FMI et avancer ensemble vers la souveraineté alimentaire, l’indépendance économique et la justice sociale.

Encadres

Encadré 1

La finance mondiale dicte la libéralisation du commerce : un appel à repenser le commerce entre les pays

Le Consensus de Washington, imposé par le FMI et la Banque mondiale par le biais de prêts conditionnels, a institutionnalisé le néolibéralisme. Ses politiques fondamentales comprennent la libéralisation du commerce, la privatisation des entreprises publiques, la réduction des dépenses publiques, la déréglementation et la re-réglementation en faveur des entreprises. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) renforce encore ces principes par le biais d’accords commerciaux mondiaux qui favorisent le capital transnational. 

La Via Campesina (LVC) a émergé comme force de résistance paysanne mondiale aux réformes néolibérales et à l’OMC. Bien que les mobilisations paysannes aient contribué à freiner les progrès de l’OMC depuis 2001, l’accord sur l’agriculture de 1995 permet toujours à des nations puissantes comme les États-Unis et l’Union européenne de mettre en œuvre des programmes commerciaux agressifs qui pénalisent le soutien aux petits producteurs de denrées alimentaires. Les accords commerciaux bilatéraux et régionaux ont encore aggravé la pauvreté rurale. Ces régimes commerciaux empêchent les gouvernements du Nord comme du Sud de mettre en œuvre des politiques de souveraineté alimentaire. Ils considèrent la réglementation du marché intérieur, les prix de soutien pour les petits producteurs alimentaires et les marchés publics comme des « distorsions commerciales », et privilégient l’accès des entreprises à l’intérêt public. 

Au cours des deux dernières années, des manifestations paysannes ont éclaté dans plus de 65 pays, soulignant la nécessité d’un nouveau système commercial. LVC lance une campagne visant à construire un nouveau cadre mondial pour le commerce agricole entre les pays, qui soit ancré dans les principes de coopération et de solidarité transnationale et qui défende la souveraineté alimentaire de chaque pays. Il est important que les petits producteurs et les mouvements de travailleur·euses, ainsi que tous ceux qui sont attachés à la souveraineté alimentaire, se joignent à cet effort collectif pour construire une véritable alternative économique. Pour en savoir plus : www.viacampesina.org  

Encadré 2

La financiarisation comme moteur de l’accaparement des terres

La financiarisation joue un rôle central dans la vague mondiale d’accaparement des terres et des ressources naturelles, favorisant la concentration des terres et sapant la capacité des communautés à se nourrir et à nourrir les autres. Depuis la crise financière de 2008-2009, la terre est de plus en plus traitée comme un actif financier. Environ 65 millions d’hectares ont été acquis dans le monde, et les fonds de pension, d’assurance et de dotation ont investi environ 45 milliards de dollars dans les terres agricoles entre 2005 et 2017. En 2018, ces entités représentaient 45 % de tous les investissements dans les terres agricoles.

Les crises écologiques actuelles (changement climatique, perte de biodiversité et dégradation des écosystèmes) découlent de l’extraction capitaliste. Pourtant, les acteurs du monde de la finance et de l’entreprise considèrent désormais ces crises comme des opportunités d’investissement. Les fonctions naturelles telles que le stockage du carbone sont rebaptisées « services écosystémiques », une valeur économique leur est attribuée et elles sont commercialisées. La valeur de ces « actifs naturels » s’élèverait à 4 000 billions de dollars. Les marchés du carbone et de la biodiversité en particulier ont alimenté une nouvelle vague d’accaparements verts, environ 20 % des transactions foncières à grande échelle étant désormais liées à la bioéconomie. À eux seuls, les marchés du carbone devraient voir leur valeur quadrupler au cours des dix prochaines années, intensifiant la pression sur les terres et dépossédant les communautés au nom de la durabilité et des promesses « d’émissions net zéro ».

Encadré 3

La déréglementation et le tournant néolibéral dans l’agriculture mondiale

Le FMI et la Banque mondiale, par le biais des conditionnalités attachées aux prêts et autres financements et des conseils politiques, ont joué un rôle central dans la financiarisation accrue, la déréglementation des marchés et les réglementations favorables aux entreprises dans les secteurs de l’alimentation, de l’agriculture et des secteurs liés. Ces mesures ont entraîné l’accaparement de terres, une plus grande exposition des petits exploitants à la volatilité des prix, la concentration des marchés et du pouvoir financier par les entreprises agroalimentaires, et l’expansion de l’agriculture industrielle polluante.

Plus récemment, la déréglementation du secteur du blé au Pakistan, conformément aux conditions du FMI, a éliminé le prix de soutien minimum et a entraîné la fin de la Pakistan Agricultural Storage and Services Corporation (PASSCO)[1]. En Argentine, les mesures d’austérité approuvées par le FMI ont entraîné des licenciements massifs et des coupes dans les services sociaux, la déréglementation du marché alimentaire et la déréglementation de la loi sur les terres rurales. En Équateur, l’élevage de crevettes soutenu par la BM a détruit les forêts de mangroves et déplacé les communautés locales, soulignant ainsi les coûts environnementaux et sociaux de ces politiques.

Ces changements dans l’environnement réglementaire ne sont pas limités aux pays en développement et ne sont pas non plus mis en œuvre par les seules institutions de prêt.

L’accord Blair House de 1992, un accord bilatéral clé entre les États-Unis et l’Union européenne sur les subventions agricoles, en est un bon exemple.  Il a conduit l’UE à mettre fin aux quotas de production laitière. De nombreux petit·es agriculteur·rices européen·nes ont alors été confronté·es à une concurrence accrue et à l’instabilité des prix. Il n’est donc pas surprenant qu’entre 2007 et 2022, le nombre de petites exploitations agricoles dans l’UE ait diminué de 44 %, tandis que le nombre de mégaexploitations a augmenté de 56 %.

L’accord Blair House a ensuite ouvert la voie à l’Accord sur l’Agriculture (AoA en anglais)[2], le premier cadre multilatéral sur le commerce agricole, qui a jeté les bases de nombreuses négociations ultérieures sur des accords de libre-échange de l’OMC, et a permis la mondialisation des entreprises agroalimentaires, tout en marginalisant la paysannerie. 

Aux États-Unis aussi, les politiques de déréglementation ont eu un impact considérable sur le secteur agricole, en particulier le démantèlement du modèle de prix de parité[3] et du système de gestion de l’offre d’après les quotas qui assurait autrefois la stabilité des petit·es agriculteur·rices.

La déréglementation autonome dans les pays riches a également contribué à l’expansion du pouvoir des marchés et des acteurs de la finance au sein des systèmes alimentaires. Cela a conduit à des échanges spéculatifs, à des prix alimentaires record, à une volatilité accrue des prix dans le monde entier et à l’ouverture de nouveaux marchés pour les semences génétiquement modifiées.

Il est donc évident que l’idéologie économique néolibérale, où les marchés financiers priment sur les personnes, aggrave les inégalités, impose des mesures d’austérité qui affaiblissent les économies rurales et sape la responsabilité publique. Les manifestations en cours dans différents pays reflètent une résistance croissante face à des États qui se soustraient à leur obligation de servir leur peuple et non les marchés.

Au contraire, nous avons besoin d’une plus grande réglementation du marché pour protéger les intérêts des citoyens, et non d’une déréglementation.

[1] La Pakistan Agricultural Storage and Services Corporation (PASSCO) (« entreprise de stockage et services agricoles du Pakistan »), une entité gouvernementale, achète du blé et d’autres cultures de base à des prix de soutien afin de garantir des revenus équitables aux producteur·rices de denrées alimentaires, de maintenir des réserves stratégiques et de stabiliser les prix du marché.

[2] L’AoA est un accord de l’OMC visant à réformer le commerce des produits agricoles. Il a été établi au cours du Cycle d’Uruguay de l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (GATT selon l’acronyme anglais) et est entré en vigueur avec la création de l’OMC en 1995.

[3] Dans le cadre du prix de parité, le gouvernement fixe les prix de soutien, par le biais de prix planchers ou de subventions, sur la base du coût des intrants et des niveaux de vie de l’époque de référence, ajustés pour tenir compte de l’inflation.

Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe 1

Implications de la finance mondiale sur la souveraineté alimentaire

L’une des plus grandes menaces pour la souveraineté alimentaire est le pouvoir de la finance mondiale sur l’économie réelle, les systèmes alimentaires et la gouvernance alimentaire et économique.  Depuis l’avènement du néolibéralisme dans les années 1980, les marchés financiers se sont développés à l’échelle mondiale, le capital financier étendant son emprise sur les économies nationales et infranationales par le biais de la banque, de la microfinance et des investissements extractifs et spéculatifs dans des secteurs stratégiques tels que l’alimentation, la terre, l’agriculture, l’eau, l’exploitation minière, l’énergie, le développement immobilier et l’infrastructure physique. Cela a été rendu possible par les changements dans la réglementation financière et les technologies financières numériques (fintech) qui permettent aux capitaux de circuler librement à travers les frontières nationales et dans le monde entier et d’atteindre les communautés par le biais d’applications bancaires ou de paiement numériques (via les téléphones mobiles). Un large éventail d’instruments financiers, des fonds de pension, les fonds communs et les fonds indiciels aux valeurs mobilières et aux produits dérivés, a permis aux entreprises et aux particuliers de bénéficier de façon disproportionnée de ces investissements, au détriment de l’économie réelle, de la biodiversité, de l’environnement, de la stabilité de l’emploi, de l’accès à la nourriture et du climat. La mondialisation financière a ouvert la porte à la spéculation sur les denrées alimentaires et agricoles – où les traders achètent et vendent de futurs contrats sur les denrées alimentaires et/ou parient sur les prix à venir pour engendrer des bénéfices – augmentant la vulnérabilité du monde à des crises financières et alimentaires récurrentes. 

Les crises financières ont de graves répercussions sur les moyens de subsistance, l’emploi, les revenus, la souveraineté alimentaire et la santé des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, des travailleur·euses et des communautés rurales et urbaines pauvres, en particulier dans le Sud mondial. Les conséquences sont exacerbées par la faiblesse (ou l’absence) des mesures nationales de protection sociale, de lutte contre la faim et la malnutrition, de soins de santé et d’allègement de la dette, qui sont des outils importants permettant d’absorber les chocs économiques. Depuis des décennies, les programmes d’ajustement structurel (PAS) et les mesures d’austérité élaborés par la Banque mondiale et le FMI ont enfermé de nombreux pays du Sud dans des pièges vicieux liés à la dette, dont les principaux éléments sont la libéralisation du commerce et de l’investissement, la privatisation et la déréglementation. En échange de prêts destinés à assurer le fonctionnement des économies nationales et l’accès aux marchés financiers mondiaux, la BM et le FMI continuent d’exiger des réductions massives des aides publiques aux biens et services essentiels, la suppression des protections pour les travailleur·euses, les petits producteurs agricoles et l’environnement, ainsi que des réformes radicales des politiques et réglementations nationales au service du secteur des entreprises et des marchés libres. 

Les PAS et le néolibéralisme ont ouvert la voie à la financiarisation de l’alimentation, qui accroît considérablement l’implication des entités financières (banques commerciales, fonds souverains, fonds d’investissement privés, sociétés de gestion d’actifs, etc.) dans les systèmes alimentaires et dans les transactions mondiales de produits financiers liés à l’alimentation, à la terre et à d’autres éléments essentiels à la production alimentaire. La crise alimentaire de 2008 a accéléré la financiarisation de l’alimentation, car les États se sont précipités pour sécuriser les approvisionnements alimentaires, créant ainsi de nouvelles possibilités de profit pour les investisseurs financiers. 

La financiarisation et la faiblesse de la réglementation antitrust ont permis aux entreprises de consolider leur taille de marché et leur pouvoir dans les systèmes alimentaires par le biais de fusions et d’acquisitions. Les grandes entreprises attirent davantage d’investissements financiers de la part des banques et des gestionnaires d’actifs, ce qui leur permet à leur tour de se consolider davantage, entraînant une concentration des entreprises dans les systèmes alimentaires.  L’augmentation du pouvoir financier et sur le marché permet aux entreprises de façonner la gouvernance des systèmes alimentaires en influençant les politiques, les réglementations, les lois et la recherche nationales et internationales en leur faveur, au détriment de millions des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires, des travailleurs, des peuples autochtones et des populations rurales, périurbaines et urbaines. Il incombe de toute urgence aux mouvements pour souveraineté alimentaire du monde entier de développer des mesures stratégiques, légales et applicables pour faire reculer et empêcher l’infiltration de la finance mondiale dans les systèmes alimentaires du monde.

Sous les feux de la rampe 2

Une pression mondiale pour une annulation de la dette est nécessaire !

Au cœur de la crise alimentaire mondiale actuelle se trouve un système commercial façonné par des politiques néolibérales qui favorisent les profits plutôt que les personnes et où priment les intérêts des pays exportateurs, grands et riches. Ces politiques mettent en avant des approches axées sur le marché, permettant aux grandes entreprises agroalimentaires de dominer au détriment des petit·es producteur·rices de denrées alimentaires qui nourrissent les communautés depuis des générations. La concentration du marché retranche les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires et les travailleur·euses de l’agroalimentaire en marge de la société et de l’économie, et l’accès à l’alimentation devient un privilège plutôt qu’un droit.

Les politiques néolibérales et dominées par le marché sont profondément liées à la politique de la dette. Les pays en développement sont confrontés à d’importants défis économiques en raison de la concentration des marchés agricoles, de la baisse des revenus et des dettes extérieures écrasantes envers les créanciers publics et privés.  Pour conserver l’accès aux capitaux internationaux, les gouvernements des pays fortement endettés sont contraints de donner la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’au bien-être de leurs citoyen·nes et d’adopter des politiques favorables aux entreprises et au marché plutôt que des programmes qui soutiennent la souveraineté alimentaire et l’agriculture durable.  Cela crée un cercle vicieux dans lequel les besoins des populations continuent d’être marginalisés au profit des obligations financières envers les créanciers internationaux.

Selon la CNUCED, la dette extérieure des pays en développement a atteint le chiffre record de 11 400 milliards de dollars américains. En 2023, 54 pays en développement (dont près de la moitié en Afrique) ont consacré au moins 10 % des fonds publics au paiement des intérêts de la dette. Aujourd’hui, 3,3 milliards de personnes vivent dans des pays qui dépensent plus pour le paiement de la dette que pour la santé ou l’éducation.

Le troisième Forum Global Nyéléni, prévu en septembre, se tiendra au Sri Lanka, un pays qui a été confronté à de graves problèmes économiques en raison de sa dette extérieure. Le Sri Lanka s’est retrouvé en défaut de paiement de la dette extérieure en 2022, entraînant un programme de restructuration sous l’égide du FMI. Le gouvernement a été contraint de donner la priorité aux paiements de la dette plutôt qu’aux droits des citoyens, ce qui a gravement affecté la capacité du pays à investir dans la production alimentaire, les moyens de subsistance ruraux et la sécurité sociale de sa population.

Les données actuelles montrent que 60 % des pays à faible revenu et 30 % des pays à revenu intermédiaire sont confrontés au surendettement, ce qui limite leur capacité à investir dans la souveraineté alimentaire et les services sociaux, aggravant ainsi la faim et les inégalités. Le troisième Forum Nyéléni doit devenir un espace de résistance et de campagne contre ces politiques. La dette n’est pas seulement un fardeau financier, c’est une entrave qui limite la capacité des gouvernements à donner la priorité au bien-être de leurs populations, et une arme pour poursuivre l’extraction des richesses des sociétés touchées par la crise, initialement créée par la dette.

L’annulation de la dette est essentielle pour rompre ce cycle. Elle permettrait aux pays de donner la priorité à leurs populations et à leurs communautés, en se concentrant sur des systèmes alimentaires agroécologiques où les petits producteurs de denrées alimentaires peuvent nourrir leurs communautés en harmonie avec les territoires.

Sous les feux de la rampe 3

Comment lever des fonds pour construire la souveraineté alimentaire ?

La construction de la souveraineté alimentaire et le développement de l’agroécologie nécessitent des infrastructures sociales, physiques, économiques et financières, publiques, dédiées et permanentes.  Des types et des montants de financement appropriés et suffisants sont requis à plusieurs niveaux, afin de garantir que les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires disposent des fonds et des autres ressources (telles que la terre, l’énergie et l’eau) nécessaires pour investir dans la production, la transformation, le stockage et la distribution/commercialisation. Dans le même temps, des environnements politiques favorables sont indispensables pour fournir les financements requis et renforcer les fondements sociaux, économiques et environnementaux de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie : les financements ne sauraient enfermer les petit·es producteur·rices de denrées alimentaires dans des cycles d’endettement, et les politiques doivent les protéger de la concurrence des entreprises agroalimentaires.

Une mesure cruciale consiste à réorienter les budgets multilatéraux nationaux et mondiaux consacrés à l’alimentation, à l’agriculture et au climat, en abandonnant les systèmes alimentaires et les chaînes de valeur industriels et corporatistes au profit de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie. L’élimination des subventions directes et indirectes colossales que les entreprises agroalimentaires reçoivent pour la production, les exportations, le transport, la commercialisation et la protection contre leurs responsabilités socio-environnementales libérera d’énormes quantités d’argent à différents niveaux, qui pourront être utilisées pour financer l’infrastructure nécessaire à la souveraineté alimentaire.

Simultanément, des flux de recettes publiques peuvent être mobilisés par le biais de différents types d’impôts :  impôt progressif général ; imposition appropriée des sociétés, y compris pour les bénéfices tirés des grands marchés et des transactions numériques ; impôts exceptionnels sur les bénéfices tirés de la spéculation sur les denrées alimentaires, les marchandises et les terres ; taxes sur la malbouffe et les aliments ultra-transformés, etc. Les paradis fiscaux offshore doivent être fermés, et des lois contre l’évasion fiscale et la corruption doivent être instituées et appliquées, y compris la saisie des actifs des riches fraudeurs fiscaux. L’argent provenant de ces mesures peut être utilisé pour subventionner l’approvisionnement alimentaire à petite échelle, les coopératives de producteurs-consommateurs, les marchés territoriaux, les banques alimentaires communautaires, les programmes de santé et d’assurance communautaires et d’autres services collectifs importants pour la souveraineté alimentaire. Plus important encore, ces mesures peuvent libérer de l’argent pour alléger la dette des communautés rurales et urbaines pauvres et leur donner accès à un crédit adéquat, leur permettant ainsi de reconstruire leurs capacités économiques.

La souveraineté alimentaire repose sur le droit des personnes et des communautés à se nourrir et à mener une vie pleine, saine et productive dans la dignité, la justice et l’égalité pour les générations actuelles et futures.  Pour cela, les gouvernements et la société doivent investir massivement et de manière continue dans la transformation des systèmes sociétaux, politiques et économiques, afin que l’approvisionnement alimentaire à petite échelle reçoive les ressources financières dont il a besoin de toute urgence. Il s’agit notamment de mesures telles que l’achat public d’aliments produits de manière agroécologique pour la restauration scolaire et d’autres besoins alimentaires communautaires, l’investissement public dans les marchés territoriaux et la protection de l’environnement, la fin de la spéculation alimentaire, et des politiques garantissant des salaires décents et des conditions de travail sûres pour les travailleur·euses du système alimentaire, en particulier pour les femmes. Les crises alimentaires sont créées et exacerbées par la finance internationale déréglementée, qui met à mal la souveraineté alimentaire.  Les actions décrites ci-dessus par les gouvernements et les agences multilatérales sont importantes pour protéger nos systèmes alimentaires et envoient également des signaux positifs à l’ensemble de la société pour soutenir la souveraineté alimentaire.

Bulletin n° 60 – Éditorial

Résister à la menace de la finance mondiale, construire la souveraineté alimentaire

Illustration : Cette illustration a été réalisée par les membres du département d’art de Tricontinental, pour leur dossier numéro 88.  Le pacte faustien de l’Afrique avec le Fonds monétaire international. Cette œuvre illustre le pacte faustien auquel sont contraints tous les pays d’Afrique, au détriment de leur souveraineté financière, industrielle, agricole et politique.

Le 3e Forum Global Nyéléni doit se tenir au Sri Lanka au mois de septembre. Le Sri Lanka n’a pas été choisi au hasard : en 2022, un soulèvement populaire, connu sous le nom d’Aragalaya, a renversé le régime néolibéral qui avait plongé le pays dans une grave crise de la dette et sociétale.

Sur la dette externe exorbitante du Sri Lanka de 57 milliards de dollars américains, environ 32 % sont dus à des institutions financières multilatérales telles que la Banque asiatique de développement, la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI). 28 % supplémentaires sont dus au Club de Paris. Près d’un quart des revenus du gouvernement sert à rembourser les créanciers étrangers, et une grande partie de cette dette s’accompagne de conditions qui promeuvent la privatisation des services publics et la mercantilisation des terres et ressources naturelles.

Le Sri Lanka n’est pas le seul dans ce cas. Vingt pays africains sont en situation de surendettement, et près de la moitié de la population mondiale vit dans des pays qui dépensent davantage en remboursement de dette que dans les services publics. Les institutions financières internationales ont influencé les budgets nationaux et l’architecture financière de sorte que les intérêts du capital financier priment sur le bien-être et la santé des peuples et de la planète. Une réaction internationale est nécessaire pour construire la souveraineté alimentaire et des systèmes alimentaires agroécologiques résilients.

 Lors d’un dialogue récent organisé par le Comité des Nations Unies sur la sécurité alimentaire mondiale, le Mécanisme de la Société Civile et des Peuples Autochtones ont fortement insisté : il ne peut y avoir de souveraineté alimentaire sans souveraineté financière ! Ce bulletin se penche sur les principaux problèmes liés à ce sujet et sur des propositions pour les contrer.

Focus on the Global South et La Via Campesina

L’écho des campagnes 1

L’écho des campagnes 1

Peuples autochtones et droits de pêche issus de traités

Rochelle Diver et Chef Gary Harrison, Indian Treaty Council ou « Conseil international des traités indiens » (IITC) et Groupe de travail du CIP sur la pêche, représentant respectivement la région des Grands Lacs et l’Alaska

Aux États-Unis et au Canada, les droits de pêche des peuples autochtones sont consacrés par des traités de Nation à Nation, signés entre les gouvernements coloniaux et les peuples autochtones. Or en Alaska, la pêche au chalut a anéanti les populations de saumons, et détruit des écosystèmes que les peuples indigènes protégeaient depuis plus de 25 000 ans. La colonisation a remplacé la gestion durable par l’appât du gain, bafouant les droits de pêche et ravageant la nature. Les chalutiers déciment les habitats, tuent les saumons sans distinction et poussent des cours d’eau entiers à l’extinction, au nom du profit. C’est un véritable génocide écologique.

De plus, l’exploitation minière ainsi que les centrales alimentées au charbon contaminent les poissons au mercure et autres substances chimiques, ce qui empoisonne ensuite nos peuples. 10 % des bébés nés dans la région des Grands Lacs présentent déjà une contamination au mercure à leur naissance. À quoi bon avoir le droit de pêcher si les poissons sont nocifs pour nos peuples et les générations à venir ? Les conséquences intergénérationnelles du mercure et des produits chimiques éternels dans nos lacs sont à la fois physiques et culturelles. Les effets du mercure sur le développement affectent la capacité de nos enfants à mémoriser nos langues, nos histoires et nos traditions.

Soutenir les droits autochtones revient à soutenir les droits humains et la pêche artisanale. Rejoignez notre lutte pour un système alimentaire dépourvu de produits toxiques.

L’écho des campagnes 2

Les pêcheurs de Gaza : lueur d’espoir dans la lutte pour la souveraineté alimentaire et la libération

Saad Ziada, Union of Agricultural Work Committees ou « Union des Comités de Travail Agricole » (UAWC), Palestine      

Le secteur de la pêche à Gaza a été anéanti, qu’il s’agisse d’équipements, de bateaux, d’infrastructures de stockage, tout est détruit. Les pêcheurs vivaient déjà dans des conditions extrêmement précaires avant le 7 octobre, en raison des entraves à l’accès à la mer, à l’arrivée de matériel et aux possibilités d’exporter. Aujourd’hui les moyens de subsistance ont disparu, et leurs vies et modes de vie sont en grave danger de disparition. Des pêcheurs ont été tués alors qu’ils tentaient de pêcher vers la côte sur des dispositifs flottants de fortune, afin d’éviter la famine.

Depuis le cessez-le-feu, de nombreuses familles sont retournées dans leurs quartiers d’origine mais elles n’y ont rien retrouvé. Nous avons pu retrouver un bateau motorisé qui a survécu aux destructions. Les pêcheurs restent déterminés et souhaitent reconstruire leurs moyens de subsistance, mais le cessez-le-feu n’a pas tenu ses promesses en matière d’approvisionnement en carburant, équipements et autre matériel de base pour redémarrer. Même les filets sont difficiles à obtenir, ce qui laisse très peu de possibilités pour une reprise du secteur de la pêche. Mais nous continuons le combat pour notre existence, pour la souveraineté alimentaire et contre l’effacement culturel. Mais nous ne pouvons pas le faire seuls, et nous appelons le WFFP, le CIP et ses membres, à exiger la responsabilité pour les crimes commis et nous soutenir dans la reconstruction d’un secteur de la pêche à l’importance culturelle et qui représentera une lueur d’espoir dans la lutte pour la souveraineté alimentaire et la libération.

L’écho des campagnes 3

De l’abondance en poissons à la lutte pour la subsistance : La résilience chez les communautés de pêcheurs d’Ouganda

Namaganda Rehema, FIAN Ouganda et Margaret Nakato, Katosi Women Development Trust

Les lacs autrefois abondants d’Ouganda sont devenus des sites de contrôle militarisé. Les soldats font désormais la loi sur les eaux où les artisans pêcheurs travaillaient librement pour subvenir à leurs besoins. Les pêcheurs peinent à respecter les nouvelles réglementations strictes de la pêche instaurées en 2017, et que l’Unité de Protection militaire de la Pêche fait appliquer par la force.

Les militaires arrêtent régulièrement les pêcheurs, détruisent leurs bateaux et confisquent leur matériel. Cela perturbe les familles, les marchés et le réseau local délicat de systèmes alimentaires. Les femmes, qui transforment et vendent le poisson, en paient le prix. Autrefois force fédératrice, le poisson est devenu un symbole de désintégration. Auparavant une source vitale et abondante de protéines, il se fait désormais rare.

Face à ces difficultés, les communautés de pêcheurs répondent par l’action collective. Ils ont organisé des lettres de pétition, tenu des réunions avec des dirigeants politiques et interpellé les médias pour mettre en avant leurs combats, ce qui a permis des progrès notables, y compris des changements dans les lois sur la pêche.

Leur combat dépasse la lutte pour les ressources : c’est une lutte pour nourrir leurs familles, leurs communautés et pour leur culture.

Face à la militarisation continue, ils restent constants dans leurs efforts pour la souveraineté alimentaire, et refusent de laisser leurs droits être bafoués. Car ils ne possèdent pas seulement le pouvoir de pêcher, mais aussi de façonner l’avenir du lac où ils vivent depuis très longtemps. Leur lutte vise la dignité, la justice et le droit de toute communauté à s’alimenter.

L’écho des campagnes 4

Transformation reposant sur des racines communautaires

Claudia Pineda, FIAN Honduras

Le Honduras est un pays d’Amérique centrale doté d’une grande biodiversité et de communautés forgées par la lutte pour la survie, en particulier dans les zones côtières du golfe de Fonseca. Dans cette région, des milliers de familles qui dépendent des espèces marines pour la pêche et la crevetticulture artisanales sont affectées par la destruction de leur écosystème. Elles sont victimes de la transformation rapide et néfaste de leur territoire en raison de la pollution de l’environnement et de la déforestation des zones de mangroves par les pratiques de l’agro-industrie et la crevetticulture.

Ces communautés constatent comment ces pratiques fondées sur une vision instrumentale de la nature ont des conséquences socio-environnementales, comme la réduction et la perte de modes de vie, et une plus grande vulnérabilité face aux phénomènes climatiques. Les deux situations sont à l’origine de la migration et de la pauvreté extrême.

L’accès à l’alimentation est l’un des principaux facteurs de déplacement interne et d’émigration, en particulier vers les États-Unis et l’Espagne. Ce phénomène provoque chez les familles des problèmes sociaux liés à des changements dans la structure de population, la désintégration de la famille et la perte de population active, pour n’en mentionner que quelques-uns.

Néanmoins, les résistances face à ce modèle se multiplient, et de plus en plus les communautés de pêcheurs exigent le droit à participer à l’élaboration et au contrôle des systèmes alimentaires. C’est ainsi qu’en 2024 a débuté la construction d’un modèle de gestion communautaire des biens naturels du pays, fondé sur les connaissances et pratiques locales.

L’écho des campagnes 5

La propagation de tilapia à menton noir : Une catastrophe écologique majeure en Thaïlande

Réseau de citoyens thaïlandais touchés par la propagation de tilapia à menton noir (19 provinces)

Une recrudescence de Sarotherodon melanotheron (tilapia à menton noir) est apparue en Thaïlande en 2010 lorsque le géant de l’alimentation Charoen Pokphand Foods (CPF) a importé l’espèce du Ghana pour en faire l’élevage dans son exploitation de Samut Songkhram. Au cours de l’année qui a suivi, le poisson s’est installé dans les canaux publics et bassins d’aquaculture, et dans les provinces voisines. Les espèces ont violemment supplanté la vie marine endémique, détruisant les crevettes, poissons, crabes et mollusques, entraînant des pertes considérables pour les artisans pêcheurs et les pêcheurs de la côte. Beaucoup ont été confrontés à la dette, la perte de terres, voire au suicide.

En 2017, les communautés affectées ont saisi la Commission Nationale des Droits Humains, et ont révélé le non-respect des mesures de protection de la biodiversité par CPF. En 2024, l’espèce s’était déjà propagée à 19 provinces, menaçant la biodiversité du lac Songkhla et les pays voisins. Les spécialistes de l’environnement parlent d’une des « pires catastrophes écologiques qu’a connues la Thaïlande ».

Le 13 janvier 2025, les communautés affectées ont manifesté devant le siège de CPF, réclamant des dédommagements et la restauration de l’écosystème. « Ce grave problème a été créé par les grandes entreprises. Nous exigeons que les criminels contre l’environnement soient tenus responsables et que l’État fasse appliquer des lois de biosécurité strictes pour protéger la souveraineté alimentaire », déclare M. Walop Khunjeng, un pêcheur de Samut Songkhram.

CPF n’a pas encore reconnu sa responsabilité et a plutôt poursuivi en justice Biothai, une organisation qui a mis cette crise en lumière. Les experts alertent : la pisciculture à système ouvert pourrait ne plus être viable, forçant ainsi les petits éleveurs à intégrer les systèmes fermés contrôlés par les entreprises de CPF.

Encadres

Encadré 1

Mobiliser lors du Sous-Comité de l’Aquaculture

Avril marque un moment charnière pour le groupe de travail du CIP sur la pêche (GTP CIP) alors que nous nous mobilisons à Antalya en Turquie, pour prendre part en tant qu’observateurs du Sous-Comité de l’Aquaculture, un organe subsidiaire du Comité des pêches (COFI) de la FAO. La scène politique sert de plateforme pour orienter les politiques en matière d’aquaculture et les stratégies de développement. Son Bureau est présidé par la Turquie et inclut des représentant·es de l’Indonésie, du Mexique, du Sénégal et des États-Unis. Aussi cet espace requiert notre attention et nos efforts de plaidoyer pour contrer la promotion de l’expansion de l’aquaculture, conformément à la feuille de route de la FAO sur la transformation bleue, une menace pour la souveraineté alimentaire des artisans pêcheurs et peuples autochtones.

L’aquaculture industrielle participe à l’accaparement des terres et des ressources, au déplacement des communautés de pêcheurs et les prive de leurs droits et moyens de subsistance coutumiers, tout en accélérant la destruction de l’environnement. Ce modèle emmené par les entreprises ne profite qu’à quelques personnes au détriment de beaucoup, il creuse les inégalités et menace notre survie.

Le GTP CIP exige un virage vers une approche reposant sur les droits humains qui érige les artisans pêcheurs en garants essentiels de la sécurité alimentaire et de la biodiversité. Nous exhortons les gouvernements à appliquer les Directives volontaires visant à assurer la durabilité́ de la pêche artisanale (SSF en anglais) et renoncer aux projets mus par les marchés. La lutte pour la souveraineté alimentaire et le protagonisme des artisans pêcheurs et peuples autochtones doivent être les priorités de ces discussions mondiales.

Encadré 2

À la mémoire de Budi Laksana

Budi Laksana, secrétaire Général de Serikat Nelayan Indonesia (SNI) et l’un des membres fondateurs du Forum mondial des pêcheurs (WFFP) est décédé le 28 novembre 2024 à Brasilia. Il s’était rendu au Brésil pour rejoindre ses camarades à la huitième assemblée générale du WFFP, où il incarnait la lutte de la nouvelle génération pour la souveraineté alimentaire lorsqu’il a succombé à une thrombose soudaine.

Budi Laksana a joué un rôle majeur dans l’élaboration des Directives sur la pêche artisanale de l’ONU, soutenues par la FAO en 2014, et il a œuvré sans relâche pour leur application en Indonésie et ailleurs. Sous sa gouvernance, SNI a lutté pour la protection des territoires et des modes de vie des pêcheurs traditionnels face aux intérêts des oligarques. Il était toujours en première ligne des marches et campagnes de manifestations, et dénonçait les politiques oligarchiques du gouvernement indonésien depuis les camions-son face à la foule.

Issu d’une famille de pêcheurs traditionnels de crabes, il était farouchement opposé à l’aquaculture à grande échelle et à la pêche industrielle, qui selon lui ne détruisaient pas seulement les moyens de subsistance mais aussi des cultures alimentaires et des économies locales toutes entières. Sa vision pour les populations de pêcheurs était ancrée dans les principes des droits souverains sur les systèmes alimentaires, la connaissance intergénérationnelle et la gestion de l’environnement. Durant ses derniers jours à l’assemblée du WFFP à Brasilia, son esprit positif, sa camaraderie et ses discours passionnés sur la souveraineté alimentaire ont instillé de l’énergie et de la solidarité chez les plus de cent délégués de pêcheurs, venus de cinquante pays.

Budi Laksana défendait le leadership des femmes, et a aidé à fonder la Coopérative de Pêcheuses de Nyimas Kumambang, menée par des femmes. Ardent défenseur de la souveraineté alimentaire, il plaçait les femmes et leur rôle au cœur de toute la chaîne totale de valeur de la pêche. Comme une femme, figure de la pêche qui l’accompagna durant ses derniers jours, l’a souligné, il « luttait et refusait de se soumettre à un système cupide qui appauvrit les pêcheuses ».

Budi Laksana était très proche de sa famille, et laisse derrière lui sa femme bien-aimée et trois fils âgés de cinq, dix et douze ans.

Nos pensées accompagnent sa famille et ses camarades proches. L’esprit de Budi Laksana continuera d’apporter inspiration et force à la lutte des pêcheurs pour la souveraineté alimentaire.

RIP camarade Budi Laksana, rest in power.

Encadré 3

à lire, à écouter, à voir et à partager