L’écho des campagnes 

L’écho des campagnes 1

Maroc : s’approprier la souveraineté alimentaire pour les marchés !

Ali Aznague, Réseau Siyada

Dans la région arabe, l’agriculture est au cœur des politiques néo-libérales qui accordent des aides financières généreuses aux grands investisseurs tout en marginalisant les petits exploitants. L’OMC, les principales institutions donatrices (comme le FMI et la Banque mondiale) et les grands accords de libre-échange ont exacerbé cette situation.

Au Maroc, la politique agricole s’articule autour de deux plans stratégiques visant à promouvoir l’agriculture commerciale et destinée à l’exportation : le « Plan Maroc Vert (2008-2018) » et « Génération Green 2020-2030 ». Comble de l’ironie, le gouvernement garde le concept de « souveraineté alimentaire » mais retire le contenu politique et social. De même, les politiques agricoles de la République Arabe d’Égypte, à l’instar de l’article 79 de la Constitution de 2014 définissent les principes de souveraineté alimentaire. Or les pratiques actuelles suivent une logique mercantile plutôt qu’utiliser le potentiel de la souveraineté alimentaire pour l’émancipation.

La situation dans la région arabe devient de plus en plus difficile et complexe en raison de la hausse des prix des aliments, le retour de forces contre-révolutionnaires et la guerre d’extermination menée par Israël contre le peuple palestinien. Aussi, il est urgent de construire un mouvement agricole militant contre la faim et la marchandisation des aliments, et pour renforcer la pression pour l’adoption des vrais principes de souveraineté alimentaire autant dans les paroles que dans les actions. Le principal slogan du « Réseau Siyada dans la Région Arabe » implique la création de relations de partenariat avec les pays du Sud mondial, reposant sur la coopération et mettant un terme à la dépendance alimentaire.

L’écho des campagnes 2

La politique des prix de soutien en Inde

Nandini Jayaram, Association des Paysans de l’État du Karnataka (KRRS), Inde

Les pénuries alimentaires des années 1960 en Inde ont poussé le gouvernement à adopter des mesures favorisant la productivité agricole. La politique des prix de soutien a vu le jour à cette époque, avec la création de la Commission des Prix Agricoles en 1965, ensuite transformée en Commission pour les Coûts et Prix Agricoles (CACP en anglais) en mars 1985. Avant chaque saison de culture, cette entité annonce les Prix Minimums de Soutien (MSP) pour 23 cultures comme les céréales, les légumineuses, les oléagineux et les cultures commerciales. Les MSP constituent une sécurité pour les agriculteurs, car ils garantissent une rémunération juste pour leurs produits même si les prix du marché venaient à tomber sous un certain seuil. Ils encouragent également la culture de denrées stratégiques, évitant ainsi les pénuries de céréales alimentaires de base. Le gouvernement fournit des céréales alimentaires à prix MSP pour leur vente dans le Système de Distribution Public (PDS), apportant des aliments subventionnés à des millions de personnes. Il s’agit donc d’une mesure qui favorise la souveraineté alimentaire.

Les mouvements paysans appellent depuis longtemps à une révision des calculs des coûts par la CACP, en incluant les locations et les intérêts pour les possessions de terres et les actifs immobilisés fixes et pour suivre l’inflation. Nous souhaitons également des garanties juridiques pour les MSP afin d’empêcher les achats sous le prix annoncé. Il n’existe actuellement pas de soutien juridique pour les MSP, ce qui pousse beaucoup d’agriculteurs et agricultrices à vendre leurs cultures à prix très bas en raison de mécanismes de commandes inadaptés et de problèmes d’accès au marché.

L’écho des campagnes 3

La Loi d’Orientation Agricole du Mali

Ibrahim Sidibe, CNOP, Mali

Le Mali régule les marchés de façon générale, et concernant le commerce de produits agricoles, cette responsabilité a été confiée à la Loi d’Orientation Agricole (LOA) et la Politique de Développement Agricole (PDA). Promulguée en 2006, la LOA englobe toutes les activités économiques dans les secteurs agricoles et para-agricoles comme l’agriculture, l’élevage de bétail, la pêche et la pisciculture, l’aquaculture, l’apiculture, la chasse, la sylviculture, la cueillette, la transformation, le transport, le commerce, la distribution et d’autres services agricoles, ainsi que leurs fonctions sociales et environnementales. Elle vise à garantir la souveraineté alimentaire et à devenir le moteur de l’économie nationale dans le but de garantir le bien-être des populations.

La PDA repose sur la responsabilité de l’État, les collectivités territoriales, les professionnels de l’agriculture, les paysans et la société civile. Elle met en avant la promotion de la souveraineté alimentaire, la réduction de la pauvreté dans les campagnes, les progrès sociaux des femmes, des jeunes et des hommes dans les régions rurales et en périphérie des villes, les partenariats et la création de marchés communs dans des espaces économiques larges au niveau local, régional et international. Suite aux évolutions des contextes nationaux et internationaux (à l’instar de la Déclaration de Paris et des nouvelles modalités de l’aide au développement), le Mali et ses Partenaires Techniques et Financiers se sont formellement engagés depuis 2008 envers une approche sectorielle pour le secteur agricole. Actuellement, les ventes institutionnelles et organisationnelles ne sont pas encore formalisées, nous sommes encore en cours de négociations d’un cadre adapté.

L’écho des campagnes 4

La loi sur la chaîne alimentaire en Espagne

Andoni García, COAG, Espagne

La loi sur la chaîne alimentaire, promulguée en Espagne en 2013, tend à améliorer le fonctionnement de la chaîne alimentaire en exigeant des contrats écrits aux producteurs où figurent les prix. Elle a été amendée en février 2020 pour garantir légalement que les prix payés aux différentes étapes de la chaîne alimentaire, à commencer par la rémunération des agriculteurs, couvrent les prix de production. Ce changement répond aux demandes des associations agricoles qui revendiquaient des prix justes. En décembre 2021, la loi a été amendée une fois de plus pour intégrer la directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales et plusieurs propositions de la COAG, aboutissant à des éléments de réglementation majeurs au sein du cadre politique européen.

Deux organismes importants veillent à l’application de la loi sur la chaîne alimentaire : l’Agence d’Information et de Contrôle Alimentaires (AICA), qui reçoit les griefs des agriculteurs et autres entités, mène des inspections sur les abus tarifaires, contractuels ou autres, et l’Observatoire de la Chaîne Alimentaire, qui procède à des études sur les prix et les coûts sur toute la chaîne de valeur pour chaque production agricole et de bétail. La réforme de 2021 interdit également la vente à perte par la grande distribution, pour garantir que les produits ne soient pas vendus sous le prix d’achat. Néanmoins, la loi rencontre des limites en raison des lois sur la concurrence, qui empêchent les négociations collectives sur les prix, la fixation des prix ou une relation stricte entre les études de coûts et de prix et les contrats. De plus, la loi protège les agriculteurs et éleveurs de bétail individuellement et non pas collectivement, à l’exception de certaines coopératives.

L’écho des campagnes 5

Marchés territoriaux en Colombie

Juliana Millán, RENAF, Colombie

RENAF a créé une campagne visant à identifier les marchés territoriaux dans tout le pays, pour améliorer leur visibilité et leur succès commun. L’objectif est de comprendre et de partager les nombreuses façons de fonctionner de ces différents marchés, la variété de leurs formes d’association et de production, y compris la production traditionnelle sans besoin ou utilisation d’agrochimiques. L’accès à ces informations donne plus de pouvoirs aux membres de RENAF et autres petits producteurs régionaux. Cela a permis des réponses collectives à l’échelle du réseau en cas de crise comme la pandémie de Covid-19, en donnant plus de pouvoir aux marchés territoriaux et en permettant leur survie, tout en participant à la diversité alimentaire écologique.

L’écho des campagnes 6

Le système de gestion de l’approvisionnement canadien

Cathy Holtslander, Union Nationale des Fermiers, Canada

Le système de gestion de l’approvisionnement canadien assure la stabilité des secteurs laitiers, des poules pondeuses, des poulets de chair, des dindes et des œufs d’incubation en contrôlant la quantité produite, évitant les pénuries et en empêchant que le marché canadien ne soit inondé par les importations à prix cassé. Une formule de fixation des tarifs transparente, qui prend en compte les coûts de production, garantit aux éleveurs un revenu juste. Par conséquent, le Canada n’est pas touché par de fortes fluctuations des prix et de l’offre, et le gouvernement n’a donc pas besoin de fournir des aides massives aux éleveurs.

Les exploitations sont petites à moyennes, surtout si on les compare à celles des États-Unis. Chaque exploitation est régie par les agriculteurs élus à leur office provincial de commercialisation, d’après les régulations provinciales en vertu du cadre législatif fédéral. La gestion de l’approvisionnement permet aux paysans d’investir dans l’équipement, la formation, l’élevage, la génétique et la gestion des terres en vue de l’avenir. Ils doivent également produire une quantité correcte au moment opportun, en respectant des normes de qualité.

Le système protège également les produits laitiers, les œufs et la volaille des fluctuations des taux de change entre devises et d’autres chocs touchant les secteurs du système agricole et alimentaire orientés vers les exportations et dépendants des importations. Il évite également la concurrence pour les marchés d’agriculteurs dans d’autres pays qui nourrissent leurs propres populations.

Les nations « laitières » dépendantes des exportations (USA, Europe, Nouvelle-Zélande, Australie, Argentine) s’en prennent souvent au système pour accéder au marché canadien. Au Canada, les grandes entreprises attaquent le système à la fois pour tirer les prix reversés aux agriculteurs sous les coûts de production (ce qui profite à la transformation alimentaire), et comme outil de négociation commerciale pour obtenir des concessions pour d’autres secteurs.

Certains petits exploitants qui vendent directement leur production aimeraient voir plus de flexibilité dans le système. Pour être plus à même de surmonter ces défis, les organismes de gestion de l’approvisionnement peuvent renforcer et étendre les mécanismes pour les nouveaux entrants en permettant un accès moins onéreux aux quotas de production et en favorisant des systèmes de production alternatifs qui mettent en avant le renouvellement, la résilience et la réponse aux attentes des consommateurs pour plus de diversité. Il conviendrait également de définir une approche triple à la formule de tarification de la production pour garantir que les coûts environnementaux et sociaux ne soient pas externalisés.  

Encadres

Encadré 1

Un système commercial qui favorise les droits des paysans, la collaboration plutôt que la concurrence

Des efforts pour construire un système commercial axé sur le développement et l’égalité ont été accomplis par le passé. Un exemple notable est la Charte de la Havane, visant à garantir le plein emploi et l’industrialisation nationale dans l’ordre commercial international d’après-guerre. L’objectif était d’établir des règles générales pour le commerce, l’investissement, les services, et les pratiques de l’emploi et des affaires. Pourtant, sous la pression des lobbys des grandes entreprises et des États-Unis, la charte a été abandonnée et remplacée par l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (GATT selon l’acronyme anglais), qui est plus tard devenu l’OMC.

Une autre initiative importante est le Système Global de Préférences Commerciales (SGPC), instauré il y a plus de 30 ans par le Groupe des 77, une coalition de pays en développement. Le SGPC vise à encourager le commerce entre les pays en développement. Fin 2022, le Brésil a ratifié des engagements en vertu du SGPC, suscitant un intérêt nouveau dans le monde pour cet accord, auquel il ne manque désormais qu’une ratification pour entrer en vigueur. Malheureusement, ces initiatives sont souvent entravées par l’hégémonie du cadre néo-libéral, qui favorise le commerce de produits agro-industriels et biens transformés par beaucoup de technologies.

Nous avons maintenant besoin d’un cadre alternatif qui mette l’accent sur la coopération et la collaboration plutôt que sur la concurrence et où la solidarité prime sur les sanctions. Ce cadre doit soutenir les économies rurales, permettre à des systèmes alimentaires divers de prospérer et garantir que les droits des paysans, peuples indigènes, migrants et des personnes travaillant dans les zones rurales et urbaines soient au cœur du commerce transnational.

Encadré 2

Bref historique des offices de commercialisation agricoles

Le démantèlement des offices de commercialisation publics a été une caractéristique majeure du passage de la politique agraire d’un développement géré par l’État à une gestion par le marché.

Les offices de commercialisation ont un bilan assez mitigé. Beaucoup d’offices de commercialisation étaient, par nature, axés sur l’extraction. Les gouvernements s’en servaient pour obtenir des surplus de leurs populations paysannes et limiter la hausse des salaires urbains en plafonnant les prix des aliments de base. Ce phénomène est lié au contexte géopolitique particulier dans lequel beaucoup de ces offices ont vu le jour dans les années 1960 et 1970. À cette époque, les stratégies de développement étaient majoritairement en faveur de l’industrialisation. Des régimes corrompus et autoritaires se sont aussi servis des offices de commercialisation comme des outils pour renforcer leur pouvoir en y plaçant leurs candidats politiques.

Malgré ces défauts, les offices de commercialisation ont joué des rôles très utiles. Ils ont souvent été des instruments indispensables pour garantir la distribution d’aliments de base. L’ancienne agence de commerce des céréales du Mexique, la CONASUPO, proposait un prix d’achat officiel pour les céréales de base, assurant ainsi une protection contre les fluctuations du marché international et la concurrence subventionnée. Les offices de commercialisation continuent à opérer dans certains pays, notamment en Afrique subsaharienne, où ils gèrent la majorité de la vente et la distribution des cultures d’exportation.

Les critiques souvent émises à l’encontre des offices de commercialisation doivent être mises en relation avec les alternatives. Les monopoles des États dans les systèmes de commercialisation agricole sont nombreux à avoir été remplacés par des pratiques oligopolistiques d’acheteurs et vendeurs multinationaux d’aliments. Il existe donc matière à (re)penser le potentiel et les lacunes des offices de commercialisation publics.

Pour en savoir plus ici (en anglais). 

Encadré 3

Repenser les réglementations sur les marchés agricoles pour la transition agroécologique en Europe

Les vagues de manifestions paysannes qui ont secoué l’Europe ces derniers mois, notamment en Belgique, France, Pays-Bas, Allemagne, Italie, Grèce, Pologne, Roumanie et Lituanie, ont mis en avant des appels à revoir l’approche européenne de la régulation des marchés agricoles et alimentaires.

Même si les politiques, préoccupations et revendications particulières varient d’un pays à l’autre, ces manifestations se produisent toutes en réaction à la forte diminution des prix qui touche les agriculteurs : dans 11 pays de l’UE, les prix versés aux agriculteurs ont diminué de plus de 10 % entre 2022 et 2023. La précarité économique qui frappe les agriculteurs s’inscrit dans un contexte de crise structurelle de longue date de l’agriculture européenne.

Il est évident que les cadres politiques européens actuels, en particulier la Politique Agricole Commune (PAC) de l’UE, n’ont pas été à la hauteur de l’immense défi d’assurer des prix justes et des revenus décents pour les agriculteurs. Ça n’a pas toujours été le cas. La PAC déployait autrefois toute une gamme d’instruments visant à maintenir des prix relativement hauts et stables pour les producteurs de denrées alimentaires considérées comme stratégiques, afin d’assurer une production suffisante pour répondre aux besoins en aliments des Européen·nes et des prix raisonnables pour les consommateurs. Ces instruments ont presque tous été abandonnés à partir de 1992 afin de respecter les engagements de l’AoA de l’OMC, et les instruments de régulation du marché ont été remplacés par un soutien direct au revenu des agriculteurs. Avec le temps, ce soutien a été conditionné au respect d’un nombre croissant de normes.

Quelles leçons peuvent être tirées des réussites et échecs des politiques passées pour réguler les marchés agricoles, en Europe et ailleurs dans le monde, afin de reconstruire la PAC sur la base de la souveraineté alimentaire et permettre la transition agroécologique ?

Cette question de premier plan sera au cœur d’une conférence inédite autour de sujet « Repenser la régulation des marchés agricoles pour la transition agroécologique en Europe » organisée par la Coordination Européenne Via Campesina et ses partenaires. Prévue pour les 3 et 4 mars 2025 à Bruxelles, cette conférence réunira des universitaires, des paysans et des petits et moyens producteurs de toute l’Europe pour promouvoir la construction commune de savoirs au service d’une nouvelle PAC à la hauteur de la situation.

Plus d’informations sur la conférence ici.

Sous les feux de la rampe 

Sous les feux de la rampe 1

Le temps est venu de changer notre façon de commercer à l’international

Depuis leurs débuts, les mouvements sociaux tels que La Via Campesina luttent contre le libre-échange, en particulier contre l’OMC, et fédèrent les organisations paysannes du monde entier. Nous sommes descendus dans les rues de villes comme Seattle, Cancún, Hong Kong, Buenos Aires et Genève. Ces combats ont fortement participé à la crise actuelle de l’OMC, qui ébranle l’organisation depuis les Accords de Doha en 2001.

Malgré ces victoires, le libre-échange continue à nuire aux paysans du monde. L’accord de l’OMC sur l’Agriculture de 1995 (AoA en anglais) autorise toujours les politiques commerciales agressives des États-Unis et de l’Union européenne tout en criminalisant la régulation du marché et le soutien envers les petits producteurs dans de nombreux pays du Sud. De plus, les accords de libre-échange bilatéraux et régionaux se sont multipliés : ils ont exacerbé la dérégulation du marché et l’ouverture des marchés aux importations agro-industrielles (notamment les cultures génétiquement modifiées), promu des règles plus strictes de propriété intellectuelle (accords TRIPS+) incluant son application par des sanctions criminelles en cas de violation et renforcé le contrôle des grandes entreprises sur les terres en démantelant la propriété foncière collective. Tout cela a alimenté la mainmise des entreprises transnationales sur les systèmes alimentaires et accentué la pauvreté des paysans.

Depuis 1995, la dépendance du commerce agricole international a augmenté, même s’il faut garder à l’esprit que cette dépendance reste très relative : en effet, seuls 15 % de la production alimentaire mondiale passent par les marchés internationaux. Pourtant, lorsque les représentant·es de La Via Campesina exhortent les gouvernements à sortir de l’OMC, cette requête est systématiquement refusée, même par ceux et celles qui partagent nos valeurs. Pour les gouvernements, rompre les liens avec le commerce international serait impensable et potentiellement désastreux.

En juin 2022, lors des manifestations contre l’OMC à Genève, les mouvements sociaux ont mis en avant la grande fragilité de l’institution. Les pays du Sud continuent de dénoncer les règles commerciales injustes, en particulier le AoA. L’Inde est à la tête de ce processus : le pays défend son modèle de régulation du marché. Dans un contexte de forts conflits géopolitiques, des voix se sont élevées contre l’ordre commercial dominé par l’Occident. Néanmoins, malgré nos efforts, un accord (certes limité) a été trouvé à Genève pour maintenir l’OMC. Ngozi Okonjo-Iweala, Directrice générale de l’OMC, cherche à sauver l’institution en proposant des réformes.  Mais ces réformes de l’OMC sont vouées à l’échec en raison des contradictions qu’elles contiennent, et l’organisation finira par disparaître. Les mouvements sociaux doivent participer à sa dissolution en proposant un nouveau cadre pour le commerce international que les pays pourraient appliquer sans craindre d’être isolés. Cette alternative offrirait un système plus équitable qui profiterait aux populations du monde.

L’objectif est de créer un outil de discussion et de négociation pour les gouvernements, en particulier ceux du Sud qui sont mécontents des règles injustes de l’OMC, en les encourageant à négocier un nouveau cadre de commerce international. Pour réussir, ce processus et nos propositions devront être bien compris et soutenus par les organisations paysannes et de petits producteurs ainsi que leurs alliés. Le processus se doit d’être inclusif, avec un langage accessible et des formations internes intensives.

La déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP en anglais) constitue une grande source d’inspiration. Cette initiative a représenté un processus interne à La Via Campesina pour construire un outil soutenu par les organisations paysannes du monde entier, ainsi qu’un processus diplomatique impliquant les institutions (comme le Conseil des droits de l’homme de l’UNDROP, CNUCED, FAO et d’autres pour le cadre commercial international) et les États (comme le rôle clé joué par la Bolivie dans l’UNDROP). L’UNDROP a mis 17 ans à être adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies. De la même façon, ce travail sur le commerce prendra du temps. En tant que paysans, la patience et l’endurance sont nos points forts, et ce combat sur la durée ne nous fait pas peur.

Un cadre commercial international reposant sur la souveraineté alimentaire est essentiel. Nous devons le bâtir, étape par étape et de bas en haut, en persuadant les gouvernements et les institutions de l’ONU que le temps est venu de créer le commerce international par et pour les personnes.

Sous les feux de la rampe 2

Marchés territoriaux : des chaînes alimentaires qui construisent des communautés plus fortes

Derrière l’immense pouvoir et la grande visibilité des chaînes alimentaires industrielles, les marchés de proximité jouent un rôle de premier plan. Loin des projecteurs du monde des affaires, et dotés de beaucoup moins de soutiens et ressources, ils nourrissent une grande partie de la population mondiale, et ont démontré qu’ils étaient bien plus résistants face aux crises et aux chocs.

D’après un rapport récent publié par le IPES-Food, les marchés et chaînes alimentaires de proximité participent à la sécurité et la résilience alimentaires, fournissent des aliments nutritifs aux populations les plus démunies, offrent des moyens de subsistance, protègent l’environnement et renforcent les communautés. Ces « marchés territoriaux » couvrent un large éventail de réalités dans le monde entier, des marchés publics aux vendeurs de rue, coopératives, à l’agriculture urbaine, les cuisines collectives, la vente directe en ligne, pour ne citer que ces exemples.

Alors que l’agrobusiness utilise plus des deux tiers des terres et ressources agricoles et prétend nourrir le monde, les données prouvent que d’importantes quantités d’aliments frais circulent en dehors de ces chaînes industrielles, souvent directement du producteur au consommateur. En Afrique subsaharienne et en Asie, les petits paysans et agriculteurs familiaux produisent 80 % des denrées alimentaires, tandis que les chaînes internationales ne représentent que 15-20 % de la consommation totale d’aliments. À Dhaka, au Bangladesh, plus de 400 marchés nourrissent plus de 25 millions de personnes chaque jour, et 95 % des plus défavorisés de cette ville achètent la plupart de leurs aliments dans ces marchés de produits frais. Au Mexique, les marchés traditionnels et en plein air représentent la moitié des ventes de fruits et légumes destinés au commerce. Au Kenya, en Zambie ou au Nicaragua, ce sont 90 %.

À l’inverse, nous avons été témoins récemment de comment la pandémie, l’invasion de l’Ukraine, l’amplification des chocs climatiques ont profondément perturbé les chaînes d’approvisionnement, entraîné la volatilité des prix alimentaires, des pénuries et une augmentation de la faim dans le monde. En temps de crise, les chaînes alimentaires industrielles sont susceptibles d’être interrompues, alors que les chaînes d’approvisionnement locales offrent une solution plus adaptable et équitable. De plus, les marchés territoriaux contribuent aux revenus de millions de petits producteurs et alimentent des cultures alimentaires résistantes ainsi que différentes traditions thérapeutiques de façon plus durable. Ils rassemblent les personnes, et créent des espaces pour l’éducation populaire et le renforcement du tissu social. Partout dans le monde, nous observons un intérêt croissant dans la diversité de systèmes d’approvisionnement alimentaire prospères qui existent en dehors des chaînes alimentaires et du contrôle des grandes entreprises.

Pourtant, les marchés territoriaux créent ces avantages en dépit de politiques et de conditions économiques défavorables. Dans le monde entier, les soutiens des investissements et des gouvernements sont orientés vers l’agriculture d’exportation industrielle, le commerce international et les infrastructures à grande échelle. En parallèle, les marchés informels et les vendeurs de rue sont privés de services de base comme de l’eau potable ou des services d’assainissement et sont tenus par des règles sanitaires et d’hygiène non adaptées et pensées pour les grandes entreprises, tout en risquant des fermetures et évictions violentes. Les marchés de gros sont souvent dépourvus d’investissements gouvernementaux.  

Dans le monde, 70 % des besoins en financement des petits producteurs ne sont pas satisfaits, et en Afrique moins de 10 % ont accès au crédit formel. Faute de moyen de stockage adapté, ils sont contraints de vendre à prix très bas en cas de saturation du marché. Les clients institutionnels comme les écoles ou les hôpitaux ne disposent pas de capacité de transformation sur place, ce qui les pousse à se fournir auprès de grandes entreprises.

Il existe donc clairement un besoin urgent d’investissement dans les marchés territoriaux. Un potentiel immense existe également pour un renforcement et un soutien de ces marchés par les gouvernements, pour en faire la pierre angulaire de la sécurité alimentaire, d’économies dynamiques et de la résilience climatique pour les années à venir.

Découvrez le nouveau rapport de IPES-Food : Alimentation ancrée

Bulletin n° 57 – Éditorial

Un nouveau cadre pour le commerce basé sur la souveraineté alimentaire

Illustration: Marcia Miranda

L’ordre commercial international actuel a été instauré pour soutenir l’expansion des entreprises transnationales et pour assurer la mainmise des puissances coloniales sur les ressources naturelles du monde.

L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le FMI et la Banque mondiale, ainsi que les accords de libre-échange, ont participé à détricoter les politiques nationales qui garantissent la souveraineté des peuples sur les ressources nationales et les marchés locaux. Aussi, ce numéro du bulletin Nyéléni étudie l’impact de l’actuel système commercial mondial sur les politiques nationales, en particulier celles garantissant des prix justes pour les producteurs d’aliments et les consommateurs.

Nous cherchons à reconstruire la souveraineté alimentaire, ce qui implique de changer le système commercial mondial et de permettre aux pays de mettre en place des politiques qui garantissent un revenu décent pour toutes et tous, en particulier les petits producteurs alimentaires. Prix de soutien minimum, organismes publics de stockage, gestion de l’offre, marchés publics pour les denrées alimentaires, entre autres : les exemples inspirants ne manquent pas parmi les politiques publiques qui assurent un revenu juste pour les populations rurales et garantissent que l’organisation de nos systèmes alimentaires fait l’objet de discussions démocratiques et n’est pas confiée aux « marchés ».

Ce numéro du bulletin Nyéléni appelle à mettre fin au modèle exploitant de l’expansion du capital par le biais des accords de libre-échange. Nous explorerons le besoin urgent de rompre avec l’hégémonie du libre-échange et bâtir une alternative qui soit vectrice de solidarité, d’internationalisme et qui respecte la diversité, l’autonomie et la souveraineté alimentaire des nations et des communautés.

La Via Campesina, ETC Group, Transnational Institute

L’écho des campagnes 

L’écho des campagnes 1

Herman Kumara, Coordinateur National de la NAFSO , Secrétaire Général du Forum mondial des peuples pêcheurs (WFFP)

La crise climatique est utilisée pour satisfaire des intérêts personnels et diffuser de fausses solutions comme le carbone bleu, les solutions dites « basées sur la nature », les digues, l’agenda 30×30, la conversion de dettes en mesures en faveur de l’océan, entre autres. Sous couvert de fausses solutions, les agriculteurs, les pêcheurs, les populations autochtones et les paysans sont évincés de leurs terres, points d’eau et forêts d’origine, privés de leurs droits d’utilisation coutumiers et font face à un bouleversement de leur mode de vie en harmonie avec la nature.  Nous appelons à la vigilance face à l’adoption de solutions climatiques inefficaces comme 30×30, les crédits carbone, les Zones Marines Protégées (en anglais MPA) et la Planification de l’Espace Marin (PEM).

La priorité devrait plutôt être mise sur la restauration des droits d’utilisation légitimes, traditionnels, coutumiers ou autochtones des communautés de pêcheurs et la redistribution de ces droits là où ils ont été bafoués. Les pêcheurs font partie des plus touchés par les tempêtes et les cyclones, et sont victimes de la crise climatique car ils travaillent souvent au grand large et à la merci des éléments. Il appartient à l’État de mettre à disposition de meilleurs systèmes d’alerte précoce ainsi que des opérations de recherche et sauvetage pour garantir la protection et la sécurité des pêcheurs lors des intempéries. Les États doivent privilégier les solutions climatiques impliquant les communautés, en s’appuyant sur les connaissances et les pratiques écologiques traditionnelles des communautés de petits pêcheurs, plutôt que des approches technocrates et reposant sur le marché, à l’instar de digues, tétrapodes, carbone bleu et solutions de conservation basées sur les crédits carbone. Le Forum mondial des pêcheurs (WFFF en anglais) lutte contre cette tendance en renforçant les campagnes visant à éduquer et alerter les dirigeant·es politiques et les communautés face aux fausses solutions, et promouvoir à la place de réelles réponses élaborées en consultation avec les communautés touchées.

L’écho des campagnes 2

Tom Goldtooth lors de la présentation de l’IEN (Indigenous Environmental Network) à l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones, avril 2024

L’an dernier, nous avons demandé une session spéciale [de l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones] pour évoquer les fausses solutions climatiques, l’économie verte et leurs conséquences sur les peuples autochtones. Au cœur de cette demande, un moratoire sur les activités représentant de fausses solutions en attendant que les peuples autochtones affectés du Nord au Sud puissent étudier en profondeur les conséquences et formuler les revendications appropriées…

Je m’implique dans la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques depuis 1998. Notre réseau a réuni plus de 20 ans de preuves indéniables démontrant comment les marchés carbone, la tarification et les mécanismes de compensation carbone ne réduisent pas les émissions à la source.

Les marchés carbone présentent le vide juridique dont beaucoup nous ont parlé. Ils présentent le vide juridique dont l’industrie des énergies fossiles a besoin pour poursuivre l’extraction et la combustion, et qui protège une économie reposant sur l’extraction des énergies fossiles qui bouleverse l’harmonie entre la Terre et le Ciel. Il est grand temps de réclamer un moratoire permanent sur les fausses solutions, négocié dans l’article 6 de l’Accord de Paris [sur le climat]. LA CCNUCC souhaite terminer les négociations cette année, après 2 décennies durant lesquelles les pollueurs ont tiré des bénéfices des violations des droits humains, accaparement des terres, division destructrice et exploitation de la propriété intellectuelle via les marchés carbone et REDD+ (Réduire les émissions issues de la déforestation et la dégradation de la forêt).

Découvrez l’événement en intégralité ici.

L’écho des campagnes 3

Extrait de la Déclaration du Comité international de planification pour la souveraineté alimentaire lors de la Convention sur la diversité biologique de la COP (Conférence des Parties) 15, décembre 2022

[…] Il s’agit de la première COP sur la biodiversité depuis la ratification de la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans (UNDROP), et les petits producteurs alimentaires devraient être respectés en tant que détenteurs de droits en faisant référence à l’UNDROP et à l’UNDRIP (Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones) dans le nouveau cadre mondial pour la biodiversité et la CDB (Convention sur la diversité biologique). Chaque fois que les détenteurs du pouvoir ne respectent pas les droits humains et collectifs des meilleurs gardiens de la biodiversité, vous manquez à votre devoir de protéger la biodiversité.

Nous sommes assis dans ces réunions en tant que personnes de la terre, pour la terre, écoutant de prétendus débats sur la terre et la vie, nous demandant ce qui se passera si vous continuez à séparer les gens de la nature avec de fausses solutions ? Qu’est-ce que la nature pour chacun d’entre vous ici ?

Certains proposent l’information de séquençage numérique (ISN, DSI en anglais) pour sauver la biodiversité, comme si l’on pouvait dématérialiser notre Mère et la recoller en espérant qu’elle fonctionne mieux. Transformer la nature en capital, c’est tout sauf « vivre en harmonie avec la nature ». Les « solutions fondées sur la nature » débattues ici et à la conférence des parties sur le climat inscrivent la nature sur un registre et la vendent ensuite aux pollueurs au détriment de la biodiversité, des terres et des droits des peuples autochtones, des petits producteurs alimentaires et des communautés locales.

Nous sommes assis dans ces salles, témoins sinistres de la cupidité d’une poignée de grands pays exportateurs et de leurs entreprises qui cherchent à détruire 30 ans d’accords multilatéraux. Il est facile de comprendre pourquoi les plus puissants et les moins responsables préfèrent fixer des objectifs pour un soi-disant « monde positif pour la nature » plutôt que de parler de la Terre Mère. Il n’est pas nécessaire d’enfermer les terres loin de ses gardiens attentifs comme le propose l’objectif 30×30, il faut la protéger de la cupidité des entreprises et des États. […]

Encadres

Encadré 1

L’initiative des marchés carbone en Afrique

L’initiative des marchés carbone en Afrique (ACMI d’après le sigle anglais) vise à « participer à l’élaboration et l’exploitation du potentiel des marchés carbone en Afrique ». Son comité de pilotage est formé des principaux chantres des énergies fossiles, de la big tech et de l’agrobusiness, comme la Fondation Gates qui promeut l’agriculture industrielle et les OGM en Afrique, et le Fonds pour la Terre du PDG d’Amazon (The Bezos Earth Fund). L’ACMI affirme « qu’avec des crédits carbone estimés à environ 2 milliards de dollars dans le monde et une croissance potentielle 5-50 x d’ici 2030, les marchés carbones à forte intégrité pourraient apporter des avantages considérables aux peuples d’Afrique et devenir une source majeure de financement de l’action climatique sur le continent. » Ils reconnaissent toutefois qu’il existe « de fortes suspicions que les crédits sont utilisés pour le greenwashing, un prétexte pour continuer à polluer » et que « certains s’interrogent si les crédits carbone, notamment pour les grands projets d’utilisation de terre, ne provoquaient pas pour les Africains la perte de leurs terres pour permettre aux pays riches de continuer à polluer, faisant grandir l’inquiétude d’une forme de recolonisation de l’Afrique ».

Malgré ces réflexions de premier plan et le manque de réponses apportées, l’ACMI s’entête à promouvoir l’expansion et créer l’adhésion aux marchés carbone sur tout le continent. Ce choix va à l’encontre du principe de responsabilité et de justice historiques, qui exige que l’action climatique soit financée par de l’argent public en provenance des gouvernements des pays développés et non en plongeant l’Afrique dans la spirale de la dette. Pour plus d’informations :

Encadré 2

Accaparement des terres par l’économie verte

D’ici 2030, Shell compte compenser 120 mégatonnes (Mt) d’émissions chaque année, soit environ 85 % des émissions annuelles actuelles de CO2 de l’ensemble des citoyens et entreprises des Pays-Bas. En août 2022, Shell était impliqué (par le passé ou à cette époque) dans 30 projets de compensation « basés sur la nature » dans 17 pays. Une analyse de la feuille de route de Shell pour 1,5 °C démontre qu’elle s’apparente beaucoup au programme pour 2 °C, mais avec un plan supplémentaire pour « étendre considérablement des solutions basées sur la nature », en particulier avec la plantation d’arbres sur une superficie « comparable à celle du Brésil ». Lorsque Shell plante des arbres, ils n’en plantent généralement qu’une variété. Il s’agit souvent de l’eucalyptus à pousse rapide, mais potentiellement néfaste pour la biodiversité des zones avoisinantes. Beaucoup de terres sont nécessaires pour compenser les émissions de Shell. Les terres choisies sont souvent situées dans le Sud mondial. Pour cela, Shell utilise des terres (agricoles) appartenant aux communautés locales, ce qui entraîne parfois des violations des droits humains et des pénuries alimentaires.

Pour plus d’informations ici et ici.

Encadré 3

Qu’est-ce que l’agriculture carbone et pourquoi est-ce une fausse solution ? 

L’agriculture carbone est un mécanisme de compensation dans lequel les agriculteurs sont rémunérés pour stocker le carbone et compenser les émissions continues de carbone d’une entreprise, d’un pays ou d’un individu. Les mécanismes d’agriculture carbone prévoient la rémunération des agriculteurs pour qu’ils appliquent des pratiques agricoles « intelligentes » du point de vue climatique censées augmenter la quantité de carbone stocké dans leurs exploitations. Le changement de pratiques sert à vérifier la création de crédits carbones qui sont vendus aux entreprises ou aux gouvernements via les « marchés carbone ». Même si ces acheteurs continuent à émettre des gaz à effet de serre, ils affirment qu’ils les ont « compensées ». La demande pour des compensations augmente, avec 82 pays et 44 % des 2 000 plus grandes entreprises au monde ayant réalisé des engagements pour le « net zéro ». La plupart des mécanismes d’agriculture carbone existants reposent sur le carbone stocké dans les arbres grâce à l’agroforesterie et les plantations d’arbres, mais le nombre de mécanismes d’agrostockage dans le sol est en hausse.

Les compensations par stockage de carbone dans le sol sont dangereuses pour la justice climatique et la souveraineté alimentaire car…

Les compensations par stockage de carbone dans le sol favorisent le monopole de semences et produits agrochimiques non durables et aux mains des grandes entreprises. Ces mécanismes encouragent ou requièrent souvent des pratiques agricoles spécifiques qui reposent sur des semences et produits agrochimiques privés, comme l’utilisation de pesticides affiliés pour contrôler les mauvaises herbes plutôt que de labourer. Les algorithmes et les machines agricoles numériques nécessaires pour obtenir des crédits carbone peuvent requérir des variétés de cultures et des pratiques spécifiques pour fonctionner.

Les compensations par stockage de carbone dans le sol sont un prétexte pour l’accaparement des données, renforcent le pouvoir des entreprises de l’alimentaire et la technologie qui contrôlent les plateformes numériques en charge du suivi et de la commercialisation des crédits par agrostockage.

Les mécanismes d’agrostockage entraînent la consolidation et la mécanisation des exploitations, ce qui donne l’avantage aux plus grandes exploitations car elles peuvent plus facilement adopter les technologies et les pratiques mais aussi générer de grandes quantités de crédits carbone.

Les mécanismes d’agriculture carbone accélèrent la perte de connaissances agricoles traditionnelles en enseignant que les pratiques traditionnelles détériorent les sols et enferment les agriculteurs dans des contrats qui requièrent des pratiques « intelligentes » du point de vue climatique.

Mais tous les types de carbones sont différents. L’idée que « le carbone reste du carbone » derrière les compensations omet la violence, les conséquences sur la santé et les répercussions économiques et socioéconomiques autour des mines, des sites d’extraction d’énergies fossiles et des fermes industrielles. En outre, le carbone écologique dans les sols se saurait compenser l’émission de carbone fossile.

Les mécanismes de compensation détournent de solutions réelles mais aussi les financements publics de l’agroécologie vers l’agriculture carbone.

Encadré 4

Immerger des algues pour réparer le climat : une nouvelle vague de fausses solutions

Alors que la Terre brûle, les investisseurs continuent à trouver des moyens nouveaux et incongrus de générer plus de profits sans réduire les émissions de carbone. Les océans sont désormais en première ligne : une nouvelle industrie des algues (ou macroalgues) envahit les littoraux et les mers sous couvert de l’Accord de Paris sur le changement climatique de 2015. Mi-2023, plus de 1 300 entreprises étaient déjà impliquées dans les algues commerciales, y compris plus de 200 start-ups.

La nouvelle grande promesse orientée vers les bénéfices de cette supposée « révolution de l’algue » est de vendre de crédits carbone, en affirmant que les algues industrielles capturent le carbone. Surfant sur la vague du « carbone bleu », même s’il n’existe pas encore de marché du carbone formel pour la culture de l’algue, des industriels comme Canopy Blue, The Seaweed Company et Running Tide vendent d’ores et déjà des compensations carbone aux entreprises sur le marché volontaire.

Pourtant, leurs promesses ne tiennent pas. Premièrement, les algues ne capturent pas beaucoup de carbone. Une fois les calculs faits, il semble que les écosystèmes d’algues industrielles pourraient s’avérer être des émetteurs nets de CO2. Augmenter la superficie consacrée aux algues industrielles pourrait ainsi relâcher davantage de CO2 dans l’atmosphère, et non moins.

Deuxièmement, développer des monocultures marines et utiliser des intrants chimiques peuvent abîmer les écosystèmes existants, qui capturent naturellement le carbone et forment les moyens de subsistance des communautés locales. Parmi les risques des plantations d’algues : faire de l’ombre aux fonds marins, herbes marines et algues naturelles, altérer les courants océaniques, contaminer la diversité génétique et priver le plancton de ses nutriments vitaux, affectant ainsi les écosystèmes marins mais aussi les moyens de subsistance sur le littoral.

Enfin, les financiers du carbone se tournent vers les océans pour son immensité, et les voient comme une mine d’or inexploitée. Mais les océans ne sont pas vides. Les exploitations industrielles d’algues occuperaient une part considérable des littoraux mondiaux, privant par la même les communautés locales de leur droit à y vivre et y travailler.

Sur terre, l’expansion des monocultures détruit des forêts et ses habitants depuis des décennies. Si nous ne mettons pas un terme de toute urgence à cette supposée « révolution des algues », les plantations industrielles d’algues feront la même chose que sur terre, détruisant dans leur sillage les écosystèmes marins et exacerbant la marginalisation des communautés côtières.

Consultez ce lien pour en savoir plus : « Le mirage des algues : Les algues industrielles ne refroidiront pas le climat et abîment la nature » en anglais.

Encadré 5

Le processus Nyéléni, vers un forum mondial pour la souveraineté alimentaire en 2025

L’écho de nos alliés

Mariam Mayet, Centre Africain pour la Biodiversité, acbio.org.za

Les 10 et 11 juin 2023, j’ai représenté le Centre Africain pour la Biodiversité (ACB en anglais), dans le cadre du mouvement mondial pour la souveraineté alimentaire, lors d’une rencontre de militants de mouvements sociaux organisée par le Comité international de planification pour la souveraineté alimentaire à Rome en Italie.

Le but principal de ma participation était de contribuer à l’élaboration de nouvelles stratégies pour transformer le système mondial vers la justice économique, sociale, de genre, ethnique, climatique et environnementale, pour informer et participer à la création du Processus Nyéléni. Les discussions riches ont abondé sur la nécessité de répondre et de participer à des argumentaires mêlant les crises de la biodiversité, du changement climatique, de l’agriculture et des systèmes alimentaires, en particulier dans le Sud mondial, et renforcer les alternatives au capitalisme qui mène tout droit vers l’écocide.

Nous sommes revenus sur les conséquences de la pandémie de Covid-19, notamment le fait qu’elle a accéléré les processus de désintégration du projet capitaliste via : la hausse forte des inégalités dans le monde, la dégradation économique, la précarité et la vulnérabilité, l’autoritarisme et le fascisme, le racisme, les féminicides, les conflits et les soulèvements sociaux. Nous nous sommes engagés envers le Processus Nyéléni comme des acteurs incontournables dans le soutien de la résistance active contre l’extractivisme et le monopole capitaliste. Notre résistance s’appuiera sur une analyse et une réflexion critiques, et la déconstruction et la remise en cause des arguments industriels et faux sur la transformation.

Nous sommes conscients que le capitalisme, même s’il vit ses dernières années, se nourrit intensément de l’extraction et la dépossession (en cherchant constamment et avidement de nouveaux territoires à exploiter), en particulier en Afrique, continent riche en ressources biologiques et minérales. La rencontre de Rome constituait un point de départ important pour le Processus Nyéléni, perçu comme une occasion de renforcer et soutenir des espaces démocratiques et progressifs ancrés dans des organisations et réseaux démocratiques et reposant sur les masses, poussant pour une transformation systémique du système alimentaire mondial.

Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe 1

Mettons un terme à la promesse des « économies vertes »

Nous vivons à une époque où notre Terre Nourricière peine à accueillir la vie, en raison du capitalisme « financiarisé ». Un système où notre planète et toutes les formes de vie qu’elle abrite (sous terre, dans les forêts et les mers, mais aussi les soins et la santé dans nos foyers et nos communautés) deviennent des biens de consommation pour enrichir les grandes entreprises et le secteur financier. Cette logique s’invite dans les trois conventions dites « de Rio » des Nations Unies[1], élaborées pour mettre un terme à la menace existentielle qui plane sur l’humanité, à savoir le changement climatique, la perte de biodiversité et la désertification.

Les mouvements pour la justice climatique exigent depuis longtemps que les principaux responsables de la crise climatique (les pays historiquement industrialisés et leurs classes les plus aisées) apportent les ressources nécessaires pour aider à la résoudre. La finance est l’un des aspects majeurs des revendications concernant la dette climatique et les dédommagements. Pourtant, alors que les recherches concluent que des billions seraient nécessaires pour le financement de l’action climatique, 100 milliards de dollars américains de finance réelle, publique et démocratique n’ont même pas été atteints. Au lieu de cela, la finance privée néfaste occupe le terrain, armée d’un éventail de nouveaux instruments financiers déconcertants, tels que les paiements pour les services rendus par les écosystèmes, les banques de carbone, les crédits carbone, les compensations basées sur la nature et la conversion de dettes en mesures en faveur de la nature. Certaines banques espèrent que le marché volontaire du carbone, où les acteurs de la finance achètent, vendent, échangent et spéculent sur le carbone, atteindra 1 billion de dollars d’ici 2027, générant des superprofits pour les investisseurs.

En parallèle, le nouveau cadre mondial pour la biodiversité a appelé à mobiliser 200 milliards de dollars américains pour le financement de la biodiversité d’ici 2030 et certains appellent à des marchés de compensation de la biodiversité. À l’instar de la finance climatique existante basée sur le marché, ceux-ci seront définis par le financement mixte où les fonds publics servent à réduire les risques des investissements (et garantir des revenus « adaptés » pour les acteurs privés de la finance). De nouveaux mécanismes comme la conversion de dettes en mesures en faveur de la nature permettent aux États de vendre efficacement leurs territoires protégés aux banques et au secteur de la conservation à grande échelle en échange d’une restructuration de leur dette. Ils sont qualifiés de mécanismes « innovants » mais la seule innovation est la quête de revenus supplémentaires au détriment d’une planète en péril à l’heure où les investissements dans le secteur de l’extraction sont remis en question, ou encore l’octroi d’un contrôle des investisseurs financiers privés sur encore plus de terres et de mers, sans contrôle démocratique. Des initiatives telles que l’engagement 30×30 de l’ONU, visant à conserver 30 % de la surface de la Terre d’ici 2030[2] sont mises en application de telle façon que les communautés sont spoliées et entraînent avec elles de nouvelles formes de revenus pour les grandes entreprises.

La normalisation et l’expansion de ces approches, perçues par beaucoup comme bénéfiques, représentent de grands dangers pour les populations et la planète.

  • En effet, le secteur financier cherche, avant tout, des retours sur investissement. Par conséquent, des communautés locales sont souvent évincées de leurs terres, zones de pêche et territoires, pour les accaparer et en faire des projets carbone et de conservation lucratifs. Parfois, les pratiques traditionnelles des populations locales qui stockent le carbone et protègent la biodiversité sont monétisées, et la majorité des revenus engendrés terminent dans les poches des investisseurs. Le recours à la violence est souvent de mise pour ces spoliations : des milices privées de conservation ou la police et les armées nationales qui prennent le parti des bénéficiaires au sein des grandes entreprises.
  • Cette violence renforce le pouvoir et l’emprise de ces mêmes acteurs qui sont responsables de la destruction de la planète et des violations des droits humains, par le biais de leurs investissements considérables et continus dans l’extraction, l’agrobusiness et les énergies fossiles. L’idée circule que les profits pour ces grandes entreprises peuvent perdurer tandis qu’ils prétendent « sauver » la planète. Mais la crise du contrôle des grandes entreprises, de l’extraction, des profits et de la surconsommation à l’origine des crises ne cesse pas pour autant.
  • En orientant l’argumentation vers des « économies vertes », ils détournent l’attention des réglementations contraignantes et des changements politiques que nous défendons, nécessaires pour mettre fin au chaos climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Cet argumentaire dépolitise les sujets d’accès et de contrôle démocratiques des terres, de l’eau, des ressources et des territoires en promettant « trois gagnants » (les personnes, la planète, les profits), ce qui nous détourne de questions essentielles, qui en paye le prix et qui récolte les bénéfices de ces interventions ?

Nous devons empêcher l’émergence de ce nouveau complexe financier-entreprises-écologie. Les peuples qui dépendent de ces terres et territoires et y vivent en harmonie, les communautés du Sud mondial et les travailleurs et travailleuses du monde entier subissent les conséquences de notre système actuel capitaliste et néolibéral destructeur. Pour y mettre un terme, ils doivent disposer d’influence et de contrôle sur la transition. De façon concrète, nous devons exiger la fin de la dette, le respect des promesses en matière de financement public de l’action climatique et pour la biodiversité, le plein respect des droits des paysans, des communautés indigènes et autres communautés affectées, ainsi que des indemnisations par des voies populaires et démocratiques.

Sous les feux de la rampe 2

Remettre en question la « finance bleue »

Au cours de la dernière décennie, les stratégies internationales pour la conservation des océans ont considérablement changé. De plus en plus, les projets de conservation reposent sur la levée de fonds grâce aux marchés financiers et sont ainsi prévus pour garantir des bénéfices aux investisseurs. Beaucoup parlent alors de « finance bleue ». Le soutien international grandit, et est perçu comme un moyen indispensable de combler des lacunes financières imaginaires pour préserver la biodiversité marine. Ce qui peut être considéré comme la financiarisation de la conservation a donné naissance à des « instruments financiers innovants » comme les obligations bleues et la conversion de dettes en mesures en faveur de l’océan.

Les obligations bleues découlent d’une série précédente d’obligations « vertes » ou « sociales ». Le raisonnement de base consiste à lever des capitaux sur le marché international des obligations mais en partant du principe que l’argent servira des objectifs verts et/ou à visée sociale. Une question majeure subsiste, qui définit ce qui est vert et social et qui s’assure que l’argent a effectivement servi des causes vertes et sociales ? Ces questions sont sujettes à polémique. En 2018, la Banque mondiale a aidé le gouvernement des Seychelles à produire la première obligation bleue au monde. Elle était présentée comme une obligation prévue pour soutenir la conservation de l’océan et le développement de l’économie bleue. Dans les faits, c’est l’exemple de ce que l’on appelle le « financement mixte » où les fonds publics (l’aide au développement, par exemple) servent à faciliter les investissements du secteur privé.

L’idée derrière une conversion de la dette implique un bailleur de fonds (l’organisation qui prête l’argent au gouvernement d’un pays en développement) qui ne récupère pas une partie des fonds prêtés. Les économies réalisées par le pays en développement sont ensuite réallouées à la conservation. Le principe semble clair. Néanmoins, les mécanismes impliqués peuvent être très complexes, et chaque conversion de la dette en mesures en faveur de la nature est unique dans sa structure.

La finance bleue est encore à ses balbutiements. Pourtant, les organisations de conservation aux États-Unis, emmenées par The Nature Conservancy ont participé au financement à hauteur de plus de 2,5 milliards de dollars pour la conversion de dettes en mesures en faveur de l’océan dans 5 pays seulement. Une obligation bleue est également l’objectif pour l’initiative des Nations Unies pour un grand mur bleu (« Great Blue Wall Initiative » en anglais).

Malgré le soutien international pour la finance bleue, si elle est en adéquation avec les ambitions mondiales pour l’objectif de biodiversité 30×30, plusieurs raisons expliquent pourquoi les obligations bleues et les conversions de dette menacent les petits producteurs alimentaires. Il peut s’agir de transactions financières opaques qui manipulent les dettes des pays du Sud, entraînant un transfert de richesses et de pouvoirs vers les organisations de conservation américaines qui ne rendent pas de comptes, et qui collaborent désormais étroitement avec des entreprises d’investissement et le secteur bancaire. Elles renforcent davantage l’idée dangereuse que la protection de la nature doit engendrer des revenus infinis pour le secteur privé.

Un manque de financement n’est pas à l’origine de la crise climatique et de biodiversité. Il s’agit de crises d’abondance et de course au profit à court terme, qui sont des problèmes existentiels causés par des marchés financiers mondiaux mal réglementés. Aussi, les solutions pérennes qui mettent en avant la promotion des moyens de subsistance et la souveraineté alimentaire doivent venir d’un changement politique et culturel, et non de la manipulation de la dette.

Pour en savoir plus sur la finance bleue, consultez ici.


[1] I. Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques II. Convention sur la diversité biologique III. Convention sur la lutte contre la désertification.

[2] Un exemple ici.

Bulletin n° 56 – Éditorial

Remettre en question le financement derrière l’accaparement vert et bleu

Illustration : Luisa Rivera, www.luisarivera.cl

Mobiliser des sommes importantes dans la finance privée, pour compenser les finances publiques insuffisantes, devient progressivement un nouvel objectif dans les débats sur le financement du climat et de la biodiversité. Mais cette tendance implique la mercantilisation et la monétisation de la nature à des niveaux hauts alarmants, entraînant de nouveaux accaparements territoriaux et des atteintes à la justice environnementale. Les mécanismes de « l’économie verte » comme les crédits carbone et les marchés de compensation de la biodiversité ainsi que les conversions de dettes en mesures en faveur de la nature ne sont pas seulement erronés, ils sont également dangereux.

Ce bulletin décrit quelques-uns des nombreux projets, aussi variés que déconcertants, qui monétisent les océans, les sols, les algues et les forêts. Une critique majeure porte sur ces approches qui privilégient les gains plutôt qu’une véritable gestion de l’environnement, et des profits pour les investisseurs souvent au détriment des communautés locales. Ces mécanismes provoquent souvent la spoliation des populations autochtones et des petits producteurs, évincés de leurs terres et mers pour y installer à la place des projets de conservation lucratifs. Les avantages annoncés de ces mécanismes financiers atteignent rarement ceux et celles qui en subissent les impacts.

Les témoignages présentés illustrent clairement que les mouvements de peuples autochtones, de pêcheurs et d’agriculteurs répliquent, au sein des différentes plateformes de l’ONU et de leurs propres territoires. Nos mouvements réclament des fonds publics pour le climat et la biodiversité, l’annulation de la dette, des indemnisations, le respect des droits et des savoirs des peuples autochtones et d’autres communautés, une véritable responsabilité et la régulation des grandes entreprises qui profitent depuis longtemps de l’exploitation de l’environnement.

Nous savons que les masques sont tombés, révélant au grand jour les défauts de l’idéologie néolibérale illusoire. Aussi devons-nous combattre ensemble sa prolifération dans la nature et sur nos territoires.

Amis de la Terre International, ETC Group, Transnational Institute

L’écho des campagnes

L’écho des campagnes

Le couloir afroalimentaire dans le Nord du Cauca, Colombie

Julio Cesar Rodriguez Castrillon, Corporación Colombia Joven, Nord du Cauca, Villa Rica Cauca

Le couloir afroalimentaire est une initiative sociale communautaire issue de l’articulation de plusieurs organisations, avec l’objectif de promouvoir et renforcer une dynamique d’organisation alternative pour atteindre la souveraineté alimentaire et le bon respect du droit humain à l’alimentation. Ce rêve me remplit d’espoir, car ces actions permettent de rendre leur dignité aux agriculteurs et agricultrices, et cela participe à donner visibilité et reconnaissance au travail des paysans afro du Nord du Cauca, qui fait partie intégrante du développement des communautés rurales. Je suis convaincu que le Nord du Cauca doit rediriger son modèle de développement actuel, basé sur les monocultures comme la canne à sucre utilisée dans les boissons ultra-transformées, vers le renforcement et la conservation des exploitations traditionnelles et éconatives, vers la conservation des semences créoles et natives, la préservation de l’économie solidaire et la création de circuits courts de commercialisation. Le marché afroalimentaire doit représenter une des meilleures stratégies pour que les agriculteurs et agricultrices, sans recourir à des intermédiaires, vendent leurs produits à prix juste, et en parallèle les communautés bénéficient d’une alimentation saine faite de véritables aliments et selon les traditions culinaires afrocolombiennes. Selon moi, le travail des organisations sociales est essentiel pour que ce défi de vie soit également perçu comme une stratégie pour apporter une solution au plan d’éradication de la faim du gouvernement national, permettant ainsi de revendiquer les espaces opportuns grâce à des plans de développement municipaux et départementaux.

Le processus Nyéléni : vers un forum mondial pour la souveraineté alimentaire en 2025

L’écho de nos alliés

Stefano De Angelis, Fédération Syndicale Mondiale (FSM), www.wftucentral.org

En 2016, la FSM a participé au processus Nyéléni européen. Nous pensons que les thèmes importants de l’alimentation et la nutrition doivent inclure les travailleurs qui sont souvent directement impliqués dans la récolte et la transformation des produits agricoles.

Le syndical traite également au quotidien avec un grand nombre de travailleurs qui achètent des aliments à bas coût en raison de leurs salaires peu élevés, sans connaître les conséquences pour eux et pour les petits producteurs. Cela illustre le besoin fondamental pour une plus grande implication et un partage des connaissances avec les travailleurs (et les associations de consommateurs) sur les questions de la production de bons aliments et de respect de la nature.

La lutte pour la souveraineté alimentaire doit être articulée avec un front uni, avec une coordination entre les agriculteurs, les travailleurs et les consommateurs. C’est indispensable pour surmonter rapidement les particularités de chaque lutte qui nous séparent et nous affaiblissent face à un ennemi bien plus fort.

Au niveau européen, le développement du mouvement pour la souveraineté alimentaire doit passer d’un angle plus académique et de recherche à la construction d’une plateforme pour les revendications (des revendications qui peuvent être présentées aux niveaux européen et régional). Cela étant dit, nous sommes conscients qu’une telle plateforme requiert beaucoup de coordination et de ressources.

Les progrès dans le domaine des droits sont généralement obtenus par des combats locaux et un travail de plaidoyer directement auprès des décideurs. C’est pourquoi il pourrait être utile d’organiser plus d’assemblées, des initiatives et actions de rue sur les sujets de discorde comme la répartition injuste des subventions, les dangers des nouveaux OGM, les coûts élevés auxquels sont confrontés les petits producteurs, etc. Sur ces sujets, solliciter les syndicats peut s’avérer très utile.

Encadres

Encadré 1

Que sont les produits « alimentaires » ultra-transformés ?

Les « aliments » ultra-transformés, ou plutôt faudrait-il parler de « produits comestibles » ultra-transformés ou plus communément « malbouffe » sont des formules industrielles élaborées à partir de substances dérivées d’aliments et additifs naturels qui rendent ces produits plus attrayants et repoussent leur date de péremption. Ils sont souvent riches en sucres libres, amidons raffinés, gras trans ou saturés et sodium. La quantité excessive de ces ingrédients qualifiés d’« essentiels » associée à un apport nutritionnel relativement faible (« calories vides ») et l’ajout d’additifs comme les colorants, les émulsifiants et les exhausteurs de goût rendent ces produits néfastes pour notre santé.  De plus, les caractéristiques sensorielles présentées par ces produits (qui peuvent aller jusqu’à créer une addiction) et leur faible pouvoir de satiété (en raison de la suppression des fibres), le tout dans un emballage coloré et promu avec un marketing agressif provoque une surconsommation de ces produits, et un déplacement consécutif des vrais aliments dans nos régimes alimentaires.  

Le système de classification NOVA a été élaboré pour regrouper différents aliments et aider à distinguer les produits comestibles ultra-transformés des vrais aliments, même les aliments transformés.

Groupe 1 — Aliments non transformés ou faiblement transformés : Il s’agit des aliments naturels comme les fruits, les légumes, les légumineuses, les céréales, les noix, le lait et la viande qui n’ont pas été modifiés ou faiblement modifiés par l’épluchage, la découpe, le concassage, le séchage, la congélation, la cuisson, la pasteurisation ou la fermentation sans alcool. Aucun sel, sucre, huile ou autre additif n’est ajouté.

Groupe 2 — Ingrédients culinaires transformés : Obtenues directement à partir des aliments du groupe 1 ou de la nature, ce sont les substances utilisées pour cuisiner ou assaisonner les plats. Elles incluent le sucre, le sel, les huiles et les graisses. 

Groupe 3 — Aliments transformés : Ce sont les produits alimentaires élaborés en ajoutant les ingrédients culinaires (du groupe 2) aux aliments naturels ou faiblement transformés (du groupe 1) dans le but de les rendre plus durables et agréables. Parmi ces produits se trouvent les fromages frais, les pains frais, les légumes et légumineuses en bouteille ou en conserve (dans de l’eau salée ou de la marinade).

Groupe 4 — Aliments ultra-transformés : Ce groupe comprend des formules industrielles de substances comestibles dérivées d’aliments peu coûteux du groupe 1 et d’autres substances organiques. Il s’agit d’ingrédients que l’on ne trouverait pas dans une cuisine classique (en d’autres termes, des ingrédients purement industriels) comme les isolats de protéine, les additifs cosmétiques comme les colorants et les arômes qui rendent l’aspect et le goût du produit plus attrayants. Ces produits passent par plusieurs étapes de transformation impliquant plusieurs industries, d’où le qualificatif « ultra-transformé ». Par exemple : les chips en sachet et autres en-cas sucrés ou salés, les chocolats, les glaces, les bonbons, les boissons édulcorées, les céréales sucrées et aromatisées pour le petit-déjeuner, les soupes instantanées, les pâtes et plats à base de viande préparés.

Références :  Programme mondial pour la recherche alimentaire, 2023. Ultra-processed foods: a global threat to public health.

Monteiro et al. 2019. Ultra-processed foods: What they are and how to identify them, dans Public Health Nutrition: 22(5), 936-941.

Encadré 2

Approvisionnement direct auprès de petits producteurs alimentaires pour les programmes d’aide alimentaire aux États-Unis

Depuis quelques années, aux États-Unis, des programmes se sont multipliés pour mettre en lien des exploitations locales avec des partenaires d’aide alimentaire comme les banques alimentaires, les points de distribution solidaires et les efforts locaux de la base pour lutter contre la faim. Ces initiatives, sous l’acronyme F2FA (Farm to Food Assistance), présentent une stratégie prometteuse pour aider 44 millions d’Américains à sortir de l’insécurité alimentaire grâce à de vrais aliments plutôt qu’avec des UPP. Elles participent également à redynamiser les économies alimentaires locales et régionales, qui sont au cœur de systèmes alimentaires équitables et reposant sur la communauté. Une étude nationale[1] réalisée en 2022 par Wallace Center sur la Farm to Food Assistance démontre l’impact positif de ces programmes sur les agriculteurs et les communautés.

Même si F2FA ne remet pas totalement en question la nécessité de repenser les actions de lutte contre la faim et d’éradication de la pauvreté aux États-Unis, ces efforts sont transitionnels et bousculent le monopole des grandes entreprises sur les systèmes alimentaires industriels grâce à la redistribution de fonds publics. Par exemple, le Programme d’Accords Coopératifs « Local Food Purchase Assistance » (LFPA) du ministère américain de l’Agriculture encourage des partenariats entre les agences étatiques, les gouvernements indigènes, les banques alimentaires, les points de distribution solidaires et les agriculteurs pour fournir et distribuer des aliments, qui bénéficient aux producteurs locaux socialement défavorisés et les communautés marginalisées, avec un budget de 900 millions de dollars.

Les États de l’Iowa et du Nouveau Mexique[2] font figure d’exemples au sein du programme LFPA, en adoptant des approches très collaboratives, stratégiques et visant l’égalité. Au cours de la première année, ces États ont généré plus de 4 millions de dollars de ventes supplémentaires pour les agriculteurs, leur permettant ainsi de fournir des aliments nutritifs aux communautés dans le besoin.

Encadré 3

Les protéines synthétiques

Les protéines synthétiques présentent une menace directe à la souveraineté alimentaire. Ce nouveau marché sert à protéger les intérêts financiers des grandes entreprises et asseoir davantage la concentration du pouvoir, tandis que ces aliments ultra-transformés et souvent génétiquement modifiés ont d’immenses conséquences économiques, sociales, environnementales et culturelles. L’argent public ne doit pas être alloué à cette technologie. Au contraire, les dirigeants politiques doivent soutenir le secteur agricole, pour garantir un grand nombre d’exploitants des terres. Les institutions de l’UE doivent assurer une évaluation complète et indépendante des potentielles conséquences néfastes des protéines synthétiques avant de les autoriser à intégrer nos assiettes.

Découvrez quels sont les enjeux pour les agriculteurs et les citoyens dans la vidéo d’ECVC sur les protéines synthétiques et la fiche descriptive correspondante :

Vidéo, fiche descriptive et liens vers les deux supports disponibles sur le site en anglais d’ECVC.

Encadré 4

Loi sur le gaspillage alimentaire et droit à l’alimentation en Espagne

De nos jours, se trouver en situation d’exclusion sociale provoque une entrave à la capacité de choix, y compris dans les habitudes alimentaires. La population de manière générale est conditionnée par des facteurs multiples, mais les personnes en situation de pauvreté vivent au quotidien l’absence de la perspective des droits dans l’accès à l’alimentation. Un droit de base comme celui à l’alimentation est rattaché à de nombreuses conditions, des conditions nécessaires pour accéder à un panier de produits considérés comme « basiques » qui, loin de remplir les estomacs, ne fait que continuer à alimenter les intérêts des multinationales ainsi qu’un système alimentaire inégal qui donne la priorité au marché et plutôt qu’aux besoins et de droits de toutes les personnes.

Un autre exemple de tout cela : en Espagne, une loi sur le gaspillage alimentaire est examinée, elle rendra officiel le lien entre les personnes défavorisées et les restes alimentaires. Cette loi prévoit que tout surplus alimentaire soit consommé de façon prioritaire par des personnes en situation de vulnérabilité. Il s’agirait d’une bonne nouvelle s’ils intégraient une différenciation entre les produits selon leur valeur nutritionnelle et mettaient en avant la santé de ces personnes. Mais au lieu de cela, la priorité est mise sur la résolution du problème du gaspillage alimentaire des grandes entreprises, sans véritablement le réduire. Ce projet place les personnes défavorisées comme objets et limite toute possibilité de choix dans leur alimentation.

De plus, dans cette nouvelle formule soutenue par des fonds publics, l’aide ne sera pas gérée par des entités publiques mais par la Croix Rouge, une entité privée. C’est la concrétisation de la privatisation de l’aide sociale, du moins pour le volet alimentaire. L’aide sera gérée via des cartes numériques pour acheter dans de grands supermarchés, ces achats seront limités à certains produits désignés par la grande surface lorsqu’ils seront considérés par celle-ci comme « déchets ».

En parallèle, des initiatives sont déjà en place, organisées par la population pour aider en fournissant des aliments sains et agroécologiques aux plus vulnérables. Avec la perspective d’Alimentación Sostenida por la Comunidad, les producteurs et les consommateurs organisent des groupes de soutien pour assurer une alimentation saine pour les personnes en situation de pauvreté. Cette initiative donne de l’espoir mais elle attriste aussi car une fois de plus, un droit basique comme celui à l’alimentation ne sera pas soutenu par les institutions prenant leurs responsabilités.

Encadré 5

Défis de l’alimentation : lutte contre le régime alimentaire industriel en Amérique latine

Au cours des dernières décennies, nous avons été témoins de la consolidation d’un système alimentaire qui perpétue la pauvreté et les inégalités, favorise les intérêts économiques des grandes industries et affaiblit les écosystèmes et qui, loin de favoriser une alimentation réelle, a entraîné la diminution de la biodiversité et l’hégémonie du régime alimentaire industriel. Ce régime, basé sur la consommation de produits comestibles et buvables ultra-transformés (PCBU en espagnol) a entraîné une hausse préoccupante des cas de surpoids, obésité et maladies non transmissibles (MNT). D’après des chiffres récents, depuis 1975 les cas d’obésité ont été quasiment multipliés par trois et sont désormais responsables de 4 millions de décès par an au niveau mondial. Dans la région des Amériques, les MNT causent 5,5 millions de décès par an, soit 80 % de tous les décès. Chaque année, dans la région, 2,2 millions de personnes de 30 à 69 ans meurent prématurément en raison de ces maladies.

Dans ce contexte, où l’application du Droit Humain à l’Alimentation et la Nutrition Adéquate (DHANA) et la Souveraineté Alimentaire (SOBAL en espagnol) a été considérablement entravée, la société civile a pris la tête de luttes afin de réguler l’immense disponibilité des PCBU et leur part excessive dans la consommation, responsable d’un changement dans les schémas d’alimentation traditionnelle faite de véritables aliments, peu transformés ou préparés à la maison. La lutte pour une régulation de cette industrie inclut un étiquetage d’avertissement clair sur les contenus mauvais pour la santé et la mise en place d’un impôt sur les PCBU ; des avancées normatives recommandées par des entités comme l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation Panaméricaine de la Santé (OPS). Néanmoins, ces initiatives se heurtent à une ingérence forte des géants de l’industrie alimentaire, qui cherchent coûte que coûte à protéger leurs intérêts commerciaux. Résultat, ils déforment ou bloquent souvent des mesures de régulation visant à protéger la santé publique ou promouvoir une alimentation adéquate. Le combat pour un système alimentaire plus juste et plus sain se retrouve donc pris dans la lutte entre les efforts de la société civile et les intérêts commerciaux qui perpétuent un modèle non durable et mauvais pour la santé humaine et pour la planète.

Pour en savoir plus sur les combats contre le régime alimentaire industriel en Amérique latine, vous pouvez consulter :

Alliance pour la santé alimentaire (Mexique), FIAN Colombie, Projet Squatters et Collectif Duda (Argentine).

Encadré 6

Lutter contre la diffusion des produits « alimentaires » ultra-transformés (UPF)/La malbouffe en Inde

L’Inde est connue comme la capitale du diabète dans le monde : 1 adulte sur 4 est diabétique ou prédiabétique et 1/4 est obèse. La consommation de malbouffe croît rapidement, rendant les régimes alimentaires peu sains et participant à cette épidémie. Même si le gouvernement indien a mis en place des réglementations sur la publicité et l’étiquetage pour lutter contre le marketing agressif de ces produits, ces réglementations sont faites de façon à être inefficaces. Dans ce contexte, le Nutrition Advocacy in Public Interest (NAPi), un groupe de réflexion indépendant centré sur la santé publique, a analysé des publicités et interpellé les célébrités qui y apparaissaient. NAPi a regroupé toutes les preuves scientifiques et les a publiées dans toute l’Inde. En 2022, le gouvernement indien a proposé un projet de loi pour une notation par étoiles sur le devant des emballages de malbouffe qui indique que les aliments préemballés allaient de « moins sains » au « plus sain ». La population indienne a réagi en envoyant des lettres par milliers, réclamant des étiquettes d’avertissement sur les emballages plutôt que les étoiles.  Ce système permet aux personnes d’identifier facilement les produits alimentaires non sains en raison de leur forte teneur en sucre/sel ou graisses. NAPi a aussi mobilisé plusieurs organisations de la société civile ou d’académiques pour publier leur prise de position, réclamant une étiquette d’avertissement sur l’emballage des aliments à forte teneur en sucre/sel ou graisses. Les médias ont pleinement soutenu ce travail. Des groupes de la société civile ont également effectué des signalements auprès des autorités de protection des consommateurs. Appelant à une politique complète, NAPi a lancé le rapport “The Junk Push” en 2023, qui dénonce avec quelle force la publicité promeut la malbouffe. Des experts ont publié des articles d’opinion dans des quotidiens et des analyses dans des journaux vérifiés par des pairs.

#EndTheJunkPush, pour en savoir plus : https://www.napiindia.in/


[1] https://foodsystemsleadershipnetwork.org/wp-content/uploads/2023/12/2023-Wallace-Center-F2FA-Infographic_Final.pdf

[2] https://foodsystemsleadershipnetwork.org/wp-content/uploads/2024/03/Iowa-LFPA-Spotlight.pdf et https://foodsystemsleadershipnetwork.org/wp-content/uploads/2024/03/New-Mexico-LFPA-Spotlight.pdf